En 1992-93 se tenait à la galerie Gian Ferrari Arte Contemporama de Milan l’exposition « Transavanguardia ». La Transavangarde a été formalisée dans les années 70 par le critique d’art italien Achile Bonito Oliva qui contestait tout progrès en art et acceptait volontiers l’indéterminé et l’éparpillement. Il prônait une expression artistique postmoderne et déclarait enfin : « la Transavangarde est maintenant l’unique avant-garde possible ». En philosophie le postmodernisme est introduit dans le champ de la réflexion par François Lyotard qui publiait en 1979 La Condition postmoderne. La modernité et son credo hégélien (l’idée du progrès en histoire et l’idéal d’une rationalité universelle) y étaient dénoncés comme chimériques ce qui sonnait le glas des Lumières et renvoyait au travail de déconstruction d’un Jacques Derrida. Ainsi, le postmodernisme validé par la transavangarde italienne marque la fin des avant-gardes[1] et justifie ce phénomène de copie ou carrément de simulacre significatif de l’art contemporain depuis les années 60. On encourageait le retour à des formes passées, stratégie esthétique mise au point par l’industrie culturelle capable désormais de lancer une œuvre d’art tel un produit, entretenu puis déprécié comme une action en bourse, assujetti à la tyrannie de la mode.
Le discontinu, le subjectivisme, la contingence l’emportent sur la vision d’ensemble autant que sur une perspective collective. Or, l’avènement du numérique a considérablement amplifié cette tendance. Quelle drôle d’époque ou, plutôt, quelle absence d’époque !
Qu’est-ce qui nous fait parler de l’époque gothique ou de la Renaissance ? Qu’est-ce qui nous fait changer d’époque ? Milan est au XVe siècle une ville médiévale jusqu’à l’avènement des Sforza. La puissance économique et technique de la capitale lombarde l’engage dans des travaux d’aménagement commandés par le duc Francesco Sforza qui, en 1456, fait venir sur le chantier de l’Ospedale Maggiore un architecte florentin, Le Filarète. Il est cependant remplacé par Guiniforte Solari en 1465 qui donne un accent plus gothique à l’édifice. Pourtant, c’est bien ce dernier qui est l’architecte présumé de la chapelle Portinari à Sant’Eustorgio, dont le style s’inscrit si bien dans la Renaissance florentine qu’on la croirait réalisée par Michelozzo ou Brunelleschi. Si on accepte l’hypothèse que la chapelle est l’œuvre de G. Solari, alors il faut penser qu’il a reçu un choc en découvrant l’architecture du Quattrocento.
En appelant Le Filarète à Milan, Francesco Sforza avait un rêve, celui d’une ville idéale, « Sforzinda », que l’architecte décrivait dans son Trattaro dédié au duc. Ce qui fait une époque relève aussi du désir, du rêve qui se transmet d’une génération à l’autre. C’est ainsi que, quelques temps plus tard, Ludovic le More appelait Bramante sur le même chantier puis lui confiait le tiburio de Santa Maria delle Grazie où, dans le réfectoire du monastère dominicain, se découvre l’Ultima Cena. Quelle ambition ! On imagine d’abord les discussions savantes à la cour ducale où le mathématicien et humaniste Luca Pacioli écrivait son De Divina Proportionne qu’il dédiait à Ludovic Sforza en 1498 et, ensuite, l’effet saisissant de ces œuvres ou plus largement de ce contexte culturel sur les artistes milanais. Ainsi, Bernardino Luini, Antonio Boltraffio adoptaient le style léonardesque tandis qu’un Vincenzo Foppa ou son élève Ambrogio Bergognone s’attachaient davantage à celui d’Andrea Mantegna[2] et qu’un Bramantino se voulait résolument original quoique sensible à la manière des Vénitiens, à Giovanni Bellini, entre autres.
Et, tout d’un coup, en l’espace de quelques années seulement, c’est la représentation que l’on a du monde qui se trouve bouleversée. On passe d’une vision « gothique » à une vision moderne, portée par un désir profond de changement. Pour autant, l’adoption du style qui marquera une époque n’implique pas l’uniformisation culturelle. La diversité est même frappante si on compare Piero della Francesca travaillant pour le duc d’Urbino Federico III de Montefeltro (le retable de Brera) et, dans le même temps, Cosmè Tura travaillant pour Borso d’Este à Ferrare. Le premier ouvre la voie à une peinture rationnellement construite, voire conceptuelle (ça n’est pas sans raison que la pinacothèque Brera présente dans la même salle ce retable et le Mariage de la Vierge de Raphaël), le second à une esthétique plus compliquée, excessive dans ses formes, décoratives pour certaines, intensément dramatiques pour d’autres. L’un n’est pas meilleur que l’autre et les princes pour lesquels ils travaillaient étaient humanistes. De même, cette deuxième orientation artistique n’est pas plus singulière que la première puisqu’elle est suivie par des peintres comme Ercole de’ Roberti et surtout Carlo Crivelli de Venise. On a là les expressions très différentes d’une même culture, celle de la Renaissance, capable de produire des œuvres profanes, mythologiques, antiquisantes, ou recherchant la pure harmonie, telle cette Madone au livre de Botticelli peinte en 1480/81 et des œuvres traduisant une ferveur religieuse qui confine au mysticisme, telle cette Déploration que le même Botticelli peignait quelques temps plus tard au moment où il entendait la prédication du dominicain Savonarole. La première œuvre n’illustre pas mieux la Renaissance que la deuxième[3], tout comme la Pietà de Saint-Pierre de Rome sculptée par le jeune Michel Ange par rapport à la Pietà Rondanini[4] sur laquelle le même artiste travaillait encore six jours avant sa mort et, cela, malgré les réminiscences gothiques qu’elle présente, révélatrices de la crise spirituelle et de la religiosité du sculpteur.
Cette dévotion s’affiche ostensiblement à la Chiesa di San Maurizio al Monastero Maggiore où Bernardino Luini et ses fils décoraient le tramezzo dans le courant du XVIe siècle. Les images qu’ils donnaient à voir aux cadettes des grandes familles milanaises qui s’y retrouvaient enfermées à vie sont épouvantables et traduisent un aspect peu amène du christianisme depuis ses débuts : l’exaltation du martyre, de la souffrance, de la volonté de meurtrir ce corps accablé par une culpabilité. Et pourtant c’est « beau », comme si l’art était capable de sublimer ces horreurs. Les artistes qui y participaient, parmi lesquels Simone Peterzano, appliquaient avec soin les règles artistiques de la Renaissance.
Finalement, cette diversité stylistique, ces contrastes au sein d’une même époque et qui enrichissent l’époque rendent compte d’un phénomène de changement continuel, mutation individuelle en fonction des événements vécus, mais aussi évolution d’un artiste à l’autre. Certes, on ne connaîtrait pas S. Peterzano s’il n’avait pas été le maître de Caravage mais, à l’inverse, ce dernier n’aurait peut-être pas été le grand peintre que l’on sait si Peterzano ne l’avait pas sensibilisé au réalisme et au luminisme propres à la manière lombarde et vénitienne, c’est-à-dire à une tradition qui remonte à V. Foppa et à G. Bellini. Et que dire de Caravage lui-même ? Si sa Corbeille de fruits présentée à l’ambrosienne relève encore du maniérisme, manifestation de la haute virtuosité du peintre, son Souper à Emmaüs[5] qu’il réalise moins de dix plus tard, en 1606, semble illustrer une transformation profonde des mentalités et, de ce fait, répondre au travail des pères tridentins qui soutenaient que les passions, les sentiments, les mouvements du cœur, les idées pouvaient être mis au service de l’humanité et du progrès. On comprendra pourquoi cette proposition éminemment moderne n’a pas été comprise aussitôt après la fin du concile de Trente et qu’il a fallu attendre le début du XVIIe siècle pour en apprécier toute sa valeur. Ainsi, Caravage s’étant posé la question de la validité d’une peinture qui se réduirait à des effets de style, celle de la Haute Renaissance, nous introduit dans une nouvelle époque que le style baroque pointera.
Notre époque est uniformisée, globalisée, mondialisée, tendant vers un seul modèle, anglo-saxon, où, entre autres, le droit individuel l’emporte sur le droit collectif. Cet individu-roi n’existe cependant que s’il se soumet à la tyrannie de la mode et à l’industrie numérique qui ne font qu’un et qui laissent croire à une liberté de choix qui, dans le fond, est totalement illusoire puisque Big Data l’a fait pour nous ! Un réseau social n’est pas un système social et ne participe aucunement à la sociabilité. D’ailleurs, alors que nos démocraties deviennent de plus en plus autoritaires et nos sociétés caractérisées par un souci permanent de contrôle, on se remet à construire des murs, à renforcer les frontières.
Pourtant, sans diversité, sans échanges, il n’y a pas d’époque.
olivier oberson
[1] On pense notamment, pour rester en Italie, au manifeste futuriste de 1910 ou à l’Arte Povera qui, né en 1967, est, peut être, le dernier mouvement d’avant-garde.
[2] On découvre à Milan plusieurs œuvres majeures de ce peintre, entre autres le Christ mort, visible à la pinacothèque Brera.
[3] Les deux œuvres se trouvent au Musée Poldi Pezzoli de Milan.
[4] Castello Sforzesco
[5] Pinacothèque Brera