IRAN
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Habiter à Yazd depuis des millénaires ! Quelle opiniâtreté ! Vivre entre deux déserts, le Dasht-e Kevir au Nord et le Dasht-e Lut à l’Est ; vivre entouré de lacs salés ! Comment ? Par le moyen de qanats creusés à des dizaines de mètres de profondeur pour acheminer l’eau de la chaîne montagneuse du Shir-kuh dans des citernes rafraîchies par les badgir, les tours à vent. La glace des hivers rigoureux est conservée dans les impressionnants yakhchals en pisé pour survivre aux étés suffocants. D’ailleurs, la petite ville d’Abarqu préserve jalousement une de ces glacières, non loin d’un magnifique cyprès dont l’âge est estimé à quatre mille ans. Quelle obstination !
Mais le comment ne justifie en rien le pourquoi. Pourquoi les iraniens sont-ils si attachés à leurs hauts plateaux malgré l’aridification climatique qui s’est produite à la fin du troisième millénaire[1]. Cet entêtement des iraniens est intriguant. Alors, menons l’enquête.
Près de Kāchān, se trouve le site archéologique de Sialk qui manifeste dès la préhistoire l’établissement d’une grande civilisation. Sialk IV (quatrième millénaire) est peut-être l’endroit où se dressait la plus ancienne ziggourat, ce qui fait de l’Iran un foyer de civilisation pour l’humanité, au même titre que la Mésopotamie. Suse a six mille ans et la double royauté élamite qui se met en place grâce à la première capitale du Fârs, Anshan, a pu rivaliser avec les puissances mésopotamiennes. Sumer avait son écriture, l’Iran la sienne, le proto-élamite. Les populations indo-européennes, Mèdes et Perses, qui pénétraient en Iran dans le courant du deuxième millénaire avant notre ère ont dû être saisies par le niveau de culture atteint par les susiens et les élamites, qu’elles allaient bientôt dominer. Or, justement, dans les conditions d’aridification que nous avons signalées, pourquoi ces indo-européens sont-ils restés alors que d’autres continuaient leurs chemins passant l’Indus pour s’établir en Inde ? D’autant que leur présence correspondait à une époque de désordre : en cette fin du deuxième millénaire on passe d’un âge du bronze qui aura été brillant à un âge de fer qui, au moins à ses débuts, a été particulièrement confus. A ce bouleversement s’ajoute l’arrivée de peuples guerriers, tels les terribles Scythes. Mais ils persistent et voilà que les Mèdes s’acculturent avec les populations du Luristan retournés à leur nomadisme et que leurs bronzes affichent déjà le motif du barsom, emblème des iraniens au même titre que le noruz, la fête du nouvel an. A partir de quoi les iraniens constituent ces grands empires que nous connaissons, mède (capable de détruire en 612 avant notre ère la capitale des Assyriens, Ninive), achéménide, parthe, sassanide, jusqu’à l’avènement de l’islam.
Mais cela n’explique pas le pourquoi. Il y a en Iran un site grandiose : les falaises du Kuh-e Hossein. Là, à Naqsh-e Rostam, Darius Ier a choisi d’y creuser sa tombe. Spectaculaire ! D’autres ont suivi : Xerxès I, Artaxerxès I et Darius II. Puis, huit cents plus tard les rois sassanides Ardashir Ier et Shahpur Ier y laissaient à leur tour des bas-reliefs en espérant bénéficier du Xvarnah, le rayonnement divin, sacré, des Achéménides. Quelle persévérance ! Ou plutôt, quelle admirable volonté que celle de rester dans la continuité.
Cette continuité est religieuse. Or, elle entraîne avec elle toute la culture iranienne ce qui a fait dire à Henri Corbin, mort en 1978, que « de tous les pays devenus « terre d’Islam », l’Iran apparaît comme le seul qui ait conservé présente à sa conscience l’histoire de son passé, et soit à même de le valoriser de plein droit. »[2]. La religion des anciens iraniens est le zoroastrisme fondé sur un texte sacré, l’Avesta, et dont les parties les plus anciennes, les Gâthas, sont données à l’énigmatique prophète réformateur : Zarathoustra. D’une façon inattendue, non seulement ce dernier retourne la position traditionnelle qu’occupent les dieux (daévas/dévas) dans le domaine indo-européen en leur opposant les ahuras/asuras, mais il fait de l’Ahura-par-excellence, la seule et véritable divinité. Les autres dieux tombent dans une déchéance telle qu’on peut même les qualifier de démons. Que cette tendance monothéiste évolue par la suite s’explique : il fallait bien composer avec les populations attachées à un polythéisme coutumier. Ainsi, Anahita, Verethragna, Mithra, Vayu, Tishtrya, Atar et même le gênant Haoma ou Zurvan, le Temps éternel, se maintiennent. Ils sont tous des manifestations du pouvoir créateur de l’Ahura-par-excellence. Qu’on y trouve un dualisme opposant Angra Mainyu (Ahriman) à Ahura Mazda (Ohrmazd) qui, certes, lui est infiniment supérieur, paraît plus original. Il conduira au manichéisme, dualisme radical cette fois-ci, que l’on comprendra en faisant un détour par l’incontournable Gnose. Plus tard, l’islam iranien sera soucieux de préserver, jusqu’aux pahlavis, une représentation figurative du mal, un démon, qui garantit l’équilibre avec le bien, une image de l’ange.
Cette continuité religieuse entraîne avec elle la culture dans tous ses domaines, nous l’avons dit. A la cour d’Ispahan les souverains safavides Shah Abbas Ier et Shah Abbas II, vivaient comme les princes sassanides, tel Khosrô 1er dans l’iwan de Ctésiphon (Iraq) au VIe siècle. Le palais d’Ali Qâpu à Ispahan en garde le témoignage avec son admirable chambre de résonance réalisée pour satisfaire l’écoute exigeante de la musique savante propre à la Perse. De l’arc de Ctésiphon se développe sans discontinuité une architecture tout aussi habile où, d’une part, et notamment à la mosquée du Vendredi d’Ispahan, les briques de terre cuite sont agencées à plat, de chant, sur l’arête, en épi, en échiquier ou en quinconce avec des effets saillants et rentrants autant pour des raisons architectoniques que pour des effets décoratifs et, d’autre part, où les voûtes reposent sur des trompes à mouqarna ou bien sur des pendentifs qui peuvent se prolonger audacieusement jusqu’au sol comme dans la splendide mosquée du Cheik Lotfallah d’Ispahan. La notion de continuité n’est pas répétition de formes canoniques à travers les siècles. Elle assure leur évolution tout en les maintenant dans une permanence qui est l’écho de la conscience culturelle iranienne. Ainsi, la mosquée de type arabe de Nâin, l’une des plus anciennes d’Iran, privilégie au Xe siècle un décor de stuc, tandis que la mosquée du vendredi d’Ispahan, d’époque seldjoukide, affirme son parti persan avec une cour à quatre iwans et sa symétrie « au miroir ». C’est là, sans doute, que les arrangements de briques sont les plus virtuoses. Ce qui n’a pas empêché l’Ilkhanide Uldjaïtu Khodabendeh (1304-1316) de se réapproprier le stuc dans la salle d’Hiver de la même mosquée et de donner à l’Iran le plus beau mihrab décoré dans cette matière. Enfin, à Natanz à l’époque ilkhanide, à Yazd à l’époque timouride ou à Ispahan à l’époque safavide, les mosquées se parent progressivement d’un manteau somptueux de mosaïque de céramique, de faïence ou de carreaux haft rangi. Dans un autre domaine, celui du théâtre, cette continuité est tout aussi frappante. Le ta’zieh est le seul art dramatique du monde islamique. Or cette « commémoration du deuil » de l’imam Hossein qui se joue dans le tekyeh, à Yazd par exemple, le 10 du mois de muharram (l’Ashurâ), rappelle la mort tragique de Siâvosh et les passions de Jésus et de Mani.
C’est là, Monsieur Corbin, que vous nous avez beaucoup manqué. Certes, il y a bien un institut qui porte votre nom à Téhéran et même une rue qui se perd dans cette mégapole agitée, bruyante et polluée. Et quelle affaire, puisque vos compatriotes vous ont presque tous oublié ! Quelle tristesse de les voir s’occuper en Iran à manger des pistaches et des prunes. Sans doute, après tout, ont-ils raison suivant en cela la leçon de l’admirable David Hume qui nous dit : « je dîne, je joue au tric-trac, je parle et je me réjouis avec mes amis ». La vie délivre du désespoir, mais le désespoir du grand homme demeure philosophique, c’est-à-dire que la « nature » qui le guérit de cette « mélancolie philosophique et de ce délire » arrive au terme de l’exercice philosophique de la raison « incapable de chasser ces nuages ». Vos compatriotes, Monsieur Corbin, allaient en Perse tandis que je partais en Iran. Nous ne faisions pas le même voyage. Nous sommes plongés dans la jahiliya. Que n’étiez-vous là ? Si le Shah Nameh nous apprend que l’Iran préislamique n’était pas dans cet « état d’ignorance », s’il garantit la continuité iranienne, on ne peut aujourd’hui que déplorer cet « obscurantisme ». Quel retournement ! La jahiliya n’est pas antérieure à l’islam, elle est actuelle. Il est vrai, Monsieur Corbin, que votre ambition à l’égard de l’iranologie (Irān-shnāsī) était un peu démesurée : penser que c’est « au philosophe qu’incombe la tâche de montrer et d’analyser ces continuités. Et c’est peut-être l’inattention des philosophes, ou plutôt le manque de philosophes iranologues, qui a laissé s’accomplir le morcellement déploré plus haut. »[3] Pire, me semble-t-il, cette ignorance qui morcelle progressivement l’idée de ces « continuités iraniennes »[4] est aujourd’hui entretenue par les imams qui destinent aux touristes et autres vacanciers leur prosélytisme navrant assis dans la cour de la madrasa de la somptueuse mosquée royale d’Ispahan. Comment en est-on arrivé là, à ne pas poser les bonnes questions ? Pourquoi vos illustres poètes mystiques chantent-ils continuellement le vin, celui de Chiraz, et à travers lui la vie, la « nature » à laquelle s’attachait tant David Hume à l’issue de sa réflexion philosophique, pour que vous l’interdisiez à l’avènement récent de votre théocratie ? Ce trait ne vous paraît-il pas singulier ? Pourtant, vos livres, Monsieur Corbin, sont accessibles à tous. Dans ce majestueux espace, au milieu des arabesques et des calligraphies nasta’ligh (dont certaines de la main même d’Ali Rezâ Abbâssi), se détache un panneau paradisiaque dans lequel s’organise une hiérarchie végétale et animale. Des singes et autres quadrupèdes attirent notre regard qui s’élève doucement jusqu’aux paons tandis que d’autres oiseaux s’égayent à la cime des arbres. Alors, puisque c’est là sous nos yeux, pourquoi ne pas demander à l’iman d’à côté : mais que font-ils là ces êtres animés vivants[5] dans un tel sanctuaire ? N’y a-t-il pas une règle aniconique qui devrait s’appliquer dans un tel cadre ? Ah, si vous aviez pu, Monsieur Corbin, vous substituer à cet imam aux consternantes réponses ! Le pairi daeza est un tchahar bagh inscrit depuis des temps immémoriaux dans la culture iranienne. Que des animaux s’y déploient quoi de plus naturel ? Il s’agit bien d’une illustration des « continuités iraniennes ».
De l’Iran zoroastrien à l’Iran chiite, il y a bien continuité. D’ailleurs, ne dit-on pas que la princesse sassanide Shahrbânû, fille de Yasdgard III a épousé l’imam Hossein, le petit-fils du prophète ? La présence continue des Ahl al-Kitab[6], les zoroastriens d’Iran qu’on appelle les Guèbres, est significative. Dans l’Iran chiite on pratique une herméneutique spirituelle. On affirme la nécessité du ta’wil, le sens intérieur, « ésotérique » des révélations divines. Voilà la vraie question : quel est le secret, le bâtin dont les dépositaires sont les douze imams du chiisme duodécimain ? Quelle est la gnose ? Doit-on la trouver chez Sohrawardī qui voulait ressusciter la philosophie des Sages de l’Antiquité ou chez les poètes mystiques dont Hafez fait indiscutablement parti ? Est-ce qu’une aurore peut encore nous illuminer, nous envelopper tel le Xvarnah, la lumière de gloire qui nimbe les héros de l’Avesta ? Mais l’Ishrāq ne se lève plus en Orient, pas plus qu’en Occident d’ailleurs. Les Ishrāqīyun[7] étaient les garants de la sagesse lumineuse de l’ancienne Perse[8]. Où sont-ils ? Les soufis utilisent-ils encore leurs expressions : « Temple du Feu et autel du Feu, grand-maître des Mages, prieuré des Mages, fils des Mages, vin et graal des Mages, etc. »[9] pour parler de leur religion mystique d’amour ?[10]
Alors, pratiquons le ta’wil à propos des six jours de la création. La gnose ismaélienne nous dit que l’avènement des mazdéens se fait au troisième jour, des juifs au quatrième, des chrétiens au cinquième, des musulmans au sixième. Le septième jour nous place dans une perspective eschatologique. Cette eschatologie est signifiée par la venue du Mahdi, tel ce Sauveur cosmique qui, au terme des Douze millénaires de la doctrine zoroastrienne opérera la rénovation du monde. Vous rappeliez, Monsieur Corbin, qu’« au XVIIe siècle Qotboddīn Ashkevari, un des plus brillants élèves de Mīr Dāmā, le grand philosophe d’Ispahan, put-il écrire : « Celui que les zoroastriens appellent le Saoshyant, c’est celui que nous, shī‘ites, appelons l’Imām attendu (le douzième Imām). » »[11] La « lumière mohammadienne » descend et remonte à travers les douze « Voiles de lumière », lesquels sont les Douze Imams[12]. Ne peut-on soulever le voile ? Les lumières immatérielles sont tombées sur l’écran ténébreux de la matière. La philosophie de l’illumination (Ishraq) de Sohrawardī semble impuissante. D’ailleurs, n’a-t-il pas été exécuté sur l’ordre de Saladin en 1191 à l’âge de trente-six ans ? Et que dire du destin tragique d’Husayn Mansûr Hallâj condamné en 922 parce qu’il cherchait la Kaaba en son cœur pour ne faire qu’un avec Dieu ? Le Silence est propice à l’intériorisation, mais le monde s’agite bruyamment. Seul le cheminement intérieur nous illumine comme dans le Colloque des oiseaux de Farad al-Din Attar où, au terme de l’aventure, Simorgh leur dit :
« Ce splendide et puissant soleil, là, devant vous est un miroir. Qui s’en approche et le contemple voit son visage comme il est, son corps, son cœur, son âme aussi. Le reflet ne sait pas mentir. Vous ne vous êtes pas quittés. C’est vous que vous avez trouvés. Aucune de mes créatures ne peut me voir tel que je suis […] Anéantissez-vous en Moi, perdez-vous en Moi simplement, sans crainte, délicieusement, en Moi ; découvrez-vous vivants ! »
Une porte trop longtemps restée fermée s’ouvre enfin : Avicenne[13] et sa métaphysique des essences. Pour lui, la connaissance (véritable gnose) que l’Être divin a éternellement de soi n’est autre que la Première Intelligence. Or, par un jeu successif de contemplation d’elles-mêmes les essences naissent les unes après les autres[14] jusqu’à la hiérarchie des Dix Intelligences, « les Chérubins (Karūbīyūn, Kerubīm) »[15]. La dernière des Dix Intelligences, l’Intelligence agente, s’identifie avec l’Esprit-Saint, Gabriel, l’Ange de la Révélation. Se contemplant à son tour, elle génère la multitude des âmes humaines. A partir de quoi les âmes désirent se fondre dans l’Intelligence dont elles émanent, aspiration d’amour inassouvie. Seules les âmes qui se préparent sont aptes à recevoir l’illumination ou la révélation communiquée aux prophètes aussi bien qu’aux poètes.
Mais il y a eu un premier accident : la critique incisive d’al-Ghazālī à l’égard d’Avicenne et d’Averroès. Et c’est le deuxième accident qui semble le plus fatal : « la grande réforme opérée par Mollā Sādrā Shīrāzī (1640), personnalité dominante de l’école d’Ispahan, qui substituera une métaphysique de l’exister à cette métaphysique des essences »[16]. D’autres accidents de la pensée suivront en Orient comme en Occident, nous acheminant inéluctablement vers un triomphe de la raison par laquelle, désormais, on saisit la réalité au ras de son existence.
Olivier Oberson, Téhéran, le 28 avril 2017
[1] événement qui concerne aussi tout le Proche et le Moyen Orient comme l’Asie centrale
[2] CORBIN, « PERSE – Vue d’ensemble », Encyclopædia Universalis [en ligne]. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/perse-vue-d-ensemble/
[3] « la représentation la plus courante, et dont le règne n’est peut-être même pas encore tout à fait clos, morcelle la réalité iranienne en deux grands secteurs : avant l’islam (jusqu’au VIIe siècle) et depuis l’islam. » CORBIN, « PERSE – Vue d’ensemble », Encyclopædia Universalis [en ligne]. URL http://www.universalis.fr/encyclopedie/perse-vue-d-ensemble/
[4] Ibid.
[5] Aristote distingue les êtres vivants animés des êtres vivants inanimés (les végétaux)
[6] « les communautés du Livre »
[7] « qu’on appellera plus tard les platoniciens de Perse », ibid.
[8] les « khosrawānīyūn, les Sages de l’ancienne Perse, dont le héros éponyme est Kay Khosraw, huitième et dernier souverain de la dynastie légendaire des Kayānides. » Ibid.
[9] Ibid.
[10] dont vous disiez, Monsieur Corbin : qu’« Il faudrait beaucoup de légèreté pour n’y voir qu’un artifice littéraire. »
[11] celui de la résurrection, l’imam caché, occulté. Ibid.
[12] Ibid.
[13] IBN SĪNĀ (né près de Boukhara, en Transoxiane en 980 – †1037)
[14] « La Première Intelligence contemple son Principe, et de cet acte de penser procède la Deuxième Intelligence ». CORBIN, « AVICENNE, arabe IBN SĪNĀ (980-1037) », Encyclopædia Universalis [en ligne]. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/avicenne/
[15] ou Anges sacro-saints (mala’ikat al-quds, angeli intellectuales). Ibid.
[16] Ibid.