Les œuvres splendides d’Angkor Vat, de Chine, de Corée ou du Japon exposées au Musée Guimet sont dites « asiatiques ». L’art des cultures africaines et océaniennes présenté au musée du Quai Branly est dit « premier ». C’est toujours mieux que « primitif » ou « primaire ». Cependant, je me suis demandé s’il n’y avait pas une hiérarchie des civilisations qui des premières conduiraient aux dernières, autrement dit les nôtres.
Mais la question n’est pas là.
Je sortais du Musée du Quai Branly déconcerté par le discret espace consacré à une Amérique tassée entre les continents africain et australien d’un côté et l’Océanie de l’autre. Discret mais loin d’être médiocre grâce, entre autres, à quelques beaux objets fabriqués par des peuples amérindiens et inuits. Brusquement, je me retrouvais au milieu des œuvres mésoaméricaines sans même m’en rendre compte. Leur confinement était-il signalé ? Sans doute, mais je n’étais pas suffisamment attentif. Quoiqu’il en soit, ces œuvres me paraissaient peu esthétiques, voire carrément laides, marquées par la récurrence de la Mort. Par ailleurs, la lecture se révélait plus ardue. J’avais le sentiment d’être confronté à des cultures compliquées. Y pénétrer me semblait une entreprise très difficile. Alors que je continuais ma visite, je remarquais des écritures pénibles, en nahuatl ou en maya, mais qui permettaient à l’évidence une identification précise de ces ouvrages produits par des peuples pour lesquels nos connaissances sont, désormais, avancées. Je ne le savais pas. J’apprenais que l’écriture hiéroglyphique maya était déchiffrée. Inopinément, je lisais des noms de rois, des références à des savoirs scientifiques, à commencer par l’astronomie, j’abordais des calendriers plus précis que le grégorien et donc des dates. Ces informations se rapportaient à des villes contemporaines de celles des Romains et dont certaines avaient abrité 250 000 habitants.
Avec l’impression étouffante d’un écrasement des civilisations précolombiennes, je sortais rapidement du Musée du Quai Branly sans même m’attarder sur celles de l’Amérique dite « latine », ou du Sud, qui comprenaient, notamment, les Incas. Chaque chose en son temps. Il fallait d’abord reprendre sa respiration et clarifier ses idées. Car, de l’école, j’avais retenu que c’était Christophe Colomb le découvreur du Nouveau Monde, et je m’imaginais une « Amérique » avec quelques indigènes à moitié nus, païens et sanguinaires et que l’Europe cultivée de l’époque, celle de la Renaissance, avait éduqués. Je me rendais compte que c’était là un raccourci grossier.
Les mondes perdus de Mésoamérique m’obsédaient et je ne voyais pas d’autre moyen de les connaître que de m’y rendre.
Je sortais du Musée du Quai Branly et j’entrais au Musée anthropologique de Mexico. Il se produisit un effet d’écrasement, non pas de compression cette fois-ci, mais plutôt la sensation d’être écrasé par le poids de ces différentes cultures. Naturellement, le musée ne considère que le territoire, c’est vrai immense, du Mexique. Chacun des départements, olmèque, toltèque, maya, ceux de l’Altiplano ou de l’Occidente, compte plusieurs grandes cultures. Ainsi en va-t-il de l’espace dévolu à l’Oaxaca où les Zapotèques et les Mixtèques se partagent 2500 ans d’existence, attachés pour les premiers à la superbe cité de Monte Alban, à celle de Mitla pour les seconds. L’Altiplano réserve la surprise d’une culture préclassique très originale, celle de Tlatilco, productrice de terres cuites virtuoses, telle celle du célèbre contorsionniste. Les Olmèques se manifestent mystérieusement dès le milieu du deuxième millénaire avant notre ère, laissant les premiers jeux de balle et pyramides. Leurs têtes colossales à la physionomie inhabituelle intriguent autant que le haut niveau de civilisation auquel ils étaient parvenus. Leur vision cosmologique sera partagée par tous les Mésoaméricains. Les Mayas semblent avoir hérité d’eux le calcul, le système hiéroglyphique, l’astronomie et le calendrier. La plus belle part est réservée au département des Aztèques qui se disaient héritiers des Toltèques. Outre les énormes monolithes – pierre dite du « Soleil », monolithe de Coatlicue, pierres de Tizoc et d’Axayacatl – on reste émerveillé par la diversité des matières travaillées : obsidienne, jade, turquoise et surtout la céramique dont la production de haute technicité est partagée par toutes les cultures mésoaméricaines depuis des millénaires. Les encensoirs zapotèques et aztèques impressionnent autant que les braseros de type « théâtre » qu’on admire aussi au musée du site de Teotihuacán. C’est au musée du Templo Mayor que l’on découvre enfin les terres cuites de très grand format – Mictlantecuhtli et le guerrier aigle – ainsi que les monolithes les plus spectaculaires, celui de Coyolxauhqui et surtout celui de Tlatecuhtli.
Je découvrais là-bas le lieu où sont nés les dieux, Teotihuacán, une ville antique, planifiée, fortement peuplée, à l’urbanisme proche des cités gréco-romaines. Se dressaient devant moi des pyramides-ziggourats aussi spectaculaires que celles de l’Égypte et de l’ancienne Mésopotamie dont les civilisations comptent parmi les « premières » ! Je marchais le long de l’Allée dite des Morts. J’entrais dans les ensembles résidentiels qui la jouxtaient et je comprenais progressivement que la seule organisation politique de cette immense ville cosmopolite ne pouvait être que collégiale. Les gens mystérieux de Teotihuacán devaient constituer une sorte de communauté sacralisée qui s’est très bien entendue pendant près de 700 ans. Elle connaissait l’écriture mais ne l’utilisait pas. De même pour le métal que l’obsidienne remplaçait avantageusement. Teotihuacán n’était pas un empire mais son influence portait jusqu’en pays maya, à près de 2000 km de l’Altiplano, à Tikal, par exemple, où s’était justement installée une dynastie de la cité des dieux. Si bien qu’au cœur du Petén, au Guatemala, on rencontre Tlaloc avec ses chalchihuites[1] et des architectures affichant une structure en talud-tablero. Les édifices mayas du Petén se distinguent par des crêtes faîtières qui redoublent la hauteur des temples accrochés à des pyramides majestueuses à plusieurs degrés dépassant souvent les 40 m de haut. Ainsi en est-il des Temple I et II de Tikal. Partout se dressent les crêtes faîtières qui donnent une élégance incomparable aux bâtiments.
Le Petén impressionne par sa végétation et ses animaux, notamment les singes hurleurs dont les cris roulent sur la canopée comme des vagues. J’apprenais qu’à l’époque du Classique récent, il y avait un million d’habitants au Petén, beaucoup plus qu’aujourd’hui. La culture maya était alors la plus évoluée avec sa redoutable écriture qui servait, entre autres, à consigner les savoirs. Les techniques mayas étaient l’expression de leur haut degré de culture, telle la taille des pierres dures. Les lapidaires de Palenque fabriquaient des colliers tubulaires en jade pour leurs rois, le plus beau revenant à Pakal le Grand. Les Mayas planifiaient leur urbanisme en aménageant des chultuns, comme à Uxmal, ces réservoirs d’eau qui palliaient l’absence, toute relative, de cénotes dans cette localisation du Yucatán.
Le style Puuc que l’on admire à Uxmal est sans équivalent. Il se caractérise par un décor de mosaïque de pierres, jusqu’à 20 000 pour la seule façade du Palais du Gouverneur. L’agencement précis de ces pierres est également très maîtrisé au Quadrilatère dit « des Nonnes ». On est stupéfait par le programme iconographique qui se met en place. Pour bien le comprendre il faut aborder cet espace comme un microcosme renvoyant au Ciel pour la façade nord, à l’Inframonde pour celle du sud, tandis que les deux ailes est et ouest dessinent un axe qui symbolise le parcours diurne du Soleil. A partir de cette vision cosmologique on explique mieux pourquoi les Mayas transformaient l’expression de Chac, leur dieu de la pluie, en fonction de l’endroit où il se trouvait. Son visage change selon l’orientation : au nord, souriant, il nous regarde avec ses grands yeux ronds, au sud sa physionomie se fait déjà moins amène. Il a une trompe tournée vers le haut ou le bas selon son humeur, c’est-à-dire sa position dans le calendrier, annonçant la saison, très attendue, des pluies ou s’en éloignant.
Les styles du Petén, de Palenque, Puuc ou Chenes se retrouvent à Chichén Itzá, notamment dans l’ensemble de la vieille cité maladroitement appelé « Iglesia » par les Espagnols. Mais là, au cœur du Yucatán, c’est encore un autre style, maya-toltèque, qui voit le jour dans la ville nouvelle construite à partir du Xe siècle sous l’impulsion d’un curieux personnage venu de Tula, Ce Acatl Topiltzin confondu avec Quetzalcóatl devenu étoile du Matin. Le Castillo de Chichén Itzá illustre parfaitement ce style. C’est une pyramide calendaire à neuf étages qui conserve encore son deuxième état avec son temple sommital sous la construction actuelle. A travers son édification et son décor, le Castillo incarne l’astro-architecture maya. Outre sa parfaite orientation qui crée, le jour de l’équinoxe, l’illusion qu’un serpent se profile et descend lentement le long de la rampe d’échiffre de l’escalier nord terminée par une gueule d’ophidien, on discerne la référence aux vingt jours des mois du calendrier solaire qui en comptait dix-huit, de même que le mois supplémentaire de cinq jours. Le calendrier sacré de treize jours de vingt mois, les siècles de 52 ans, tout est précisément signalé afin d’indiquer le rythme des travaux agraires et leur articulation avec les rituels. Le vieux complexe astronomique de Chichén Itzá, « El Caracol », permettait des observations pointues et l’établissement de calendriers qui marquaient les cycles, écartant pour un temps l’angoisse de leur inévitable fin.
A Tikal, Palenque, Uxmal, Yaxchilán, Cobá, les terrains de jeu de balle se multiplient, le plus vaste s’appréciant à Chichén Itzá. Ce sport éminemment sacré se rapportait à la victoire du soleil sur les ténèbres, mais nos mentalités « occidentales » ne comprennent pas pourquoi le capitaine de l’équipe gagnante pouvait être sacrifié. Le monde maya est complexe et vaste dans tous les domaines. Pourtant, les Mayas ont dégradé leur environnement. Une pyramide de 30 m de haut en moyenne exigeait 8 km2 de déforestation et combien d’autres pour produire la chaux ? Malgré leur culture exceptionnelle, les Mayas ont épuisé leurs ressources ne sachant dire stop à leurs dieux qui réclamaient le renouvellement des cycles. Ils m’ont fait penser à notre monde brillant et cultivé, dont la technologie est très avancée, porteuse d’un espoir immense pour toute l’humanité tant qu’elle ne se met pas au service de l’idéologie absurde des transhumanistes. Nous nous savons parvenus au terme de l’anthropocène mais nous précipitons notre fin par un déni pervers de la réalité. Le vice est de croire que des mesures sont prises pour contenir le mal. La mégapole de Mexico qui rassemble vingt millions d’habitants, la plupart très pauvres, personnifie le problème. Il suffit de faire l’expérience des inégales infrastructures urbaines qui croissent partout – des buildings au centre et des bidons-villes à la périphérie – pour comprendre l’étendue de la difficulté. On croit résoudre la densité d’un trafic routier et donc la pollution qu’il engendre en agrandissant encore plus les routes et les périphériques. Et on ne fait que renforcer le problème.
Les Tropiques sont décidément toujours plus tristes. Je hais les vacanciers et les touristes qui, désinhibés, recherchent par tous les moyens leur plaisir égoïste. C’est qu’ils l’ont bien gagné et personne ne peut leur enlever, d’autant qu’ils ont payé. Ils courent après un bonheur qu’ils ne pensent pas atteindre autrement que par la jouissance. Jouir d’une baignade dans la mer des Caraïbes accomplirait le parfait bonheur. Quelle confusion ! Buvant leurs sodas, ingurgitant leurs gâteaux, on les voit marqués par l’obésité, abêtis par l’agitation et le bruit ambiants. Les vacanciers ne supportent pas le silence ou l’absence de mouvement. L’esprit continuellement occupé par des amusements de toutes sortes, le vacancier n’a plus le temps de la réflexion, de l’éloignement ou du renoncement. Il n’a plus le sens de la contemplation laquelle exige une concentration qui, elle-même, ne se pratique que dans l’apaisement. Le vacancier n’est pas introspectif mais, par définition, extraverti. Ainsi en va-t-il des touristes qui se retrouvent au sommet du Temple IV de Tikal. Aussitôt arrivés, il faut qu’ils « partagent » et « communiquent » dans l’allégresse et le sonore. Ils ne respectent pas l’état d’ébahissement que provoque, chez quelques-uns seulement, le regard qui porte à 180° sur la canopée du parc national de Tikal. Inoubliable vision. Incomparable pays que le Guatemala qui a déclaré le maïs bien national interdisant du même coup l’entrée du transgénique. Son voisin, le Costa Rica, n’est-il pas un des plus écologiques au monde ?
Je trouvais alors au bout de mon itinéraire qui avait commencé par les cultures « premières » présentées au Musée du Quai Branly, la civilisation la plus primaire à Playa del Carmen, arrière-cour de la déchéance humaine et laboratoire d’une catastrophe programmée. Le vacancier s’y rend pour profiter de la plage et du soleil. Mais il est vite accablé par la chaleur humide des Tropiques. Le savait-il avant de partir ? Qu’à cela ne tienne, le vacancier vit dans un monde climatisé : chambre, bateau ou avion, voiture ou bus dont les moteurs fonctionnent sans même rouler pour bénéficier, de retour d’un achat, de ce froid empoisonné qui précipite à grand pas notre fin. A Playa del Carmen, la rue commerçante et piétonnière se déroule sur cinq kilomètres, autant que la Chaussée des Morts de Teotihuacán. Les nouvelles divinités du vacancier sont le Capital et la Dette. Il leur voue un culte circonstancié jusqu’à l’aveuglement. Une moderne religion, avec ses mythes et ses rituels, s’est substituée à l’ancienne. Mais les pratiques restent les mêmes : pour espérer gagner le bonheur, il faudra sacrifier sur l’autel de la Dette. Or, les mécanismes d’une religion enflent toujours avec le temps entraînant le déclin des cultures. Arrivés au Postclassique, les Aztèques sacrifiaient à leurs dieux des dizaines de milliers de victimes dont les cœurs arrachés étaient censés nourrir un Soleil affamé qui n’aurait pas, sans cela, continué son parcours diurne sonnant du même coup une apocalypse : l’anéantissement du cinquième monde.
Quelques vacanciers tentent une sortie. Ils se rendent parfois en pays aztèque où ils apprennent que les prêtres de Xipe Totec écorchaient leurs victimes sacrificielles et portaient la peau du dépecé, cousue comme un habit, pendant plusieurs jours. La divinité incarne le grain de maïs qui perd son enveloppe pour se régénérer, ce qui explique le rituel. Eux qui viennent en famille, apprennent aussi comment on sacrifiait les enfants à Tlaloc. Instruits, nos vacanciers retournent à leur vie, convaincus qu’il n’y en a pas d’autre. Pas très loin de Playa del Carmen se trouve Tulum dont les ruines, comme par accident, baignent dans la mer des Caraïbes et se dressent entre deux hôtels. Tulum est la ville de la divinité descendante qui, venue du ciel, achemine aux hommes ce miel incomparable produit par l’abeille Melipona qui n’a pas de dard. Quel prodige ! Ce bienfait doit être compensé en retour par un encensement. Heureux, le dieu s’en retournera et les hommes se délecteront de ce que Dame Nature a généreusement produit. J’avais enfin trouvé la culture primitive.
Les Mésoaméricains construisaient des temples disséminés sur des territoires considérables, jusqu’à 120 km2 pour la seule ville de Tikal, 70 km2 pour Cobá. Ils les multipliaient à la faveur des cycles calendaires tous les 52 ans ou à chaque katun[2] chez les Maya. Mais surtout, à la manière de poupées gigognes, les mésoaméricains construisaient en superposant leurs pyramides et temples, jusqu’à sept pour le Templo Mayor. On mesure ainsi la ferveur religieuse à la densité des lieux de culte. Pareillement, la belle côte du Quintana Roo est contaminée par la multiplication des temples de la consommation. Aujourd’hui des algues puantes, les sargasses, envahissent le littoral et corrompent les indicibles eaux des Caraïbes. Alors, pour ne pas gâcher le plaisir des vacanciers, les luxueux hôtels de la côte envoient leurs employés remplir d’algues des brouettes entières pour les enterrer dans des trous creusés dans le sable. Enfouies, on croit le problème résolu. Mais, la nuit passée, il faut, tous les matins, recommencer comme le feraient Sisiphe et Tantale. Ce monde est un enfer, mais les damnés sont satisfaits d’y vivre. Cette scène frappante à laquelle on assiste tous les jours à Playa del Carmen est emblématique de nos sociétés. Polluées, elles n’agissent que superficiellement laissant se développer des comportements qui augmentent d’une façon exponentielle la dégradation de l’environnement. A Playa del Carmen, on saisit le niveau d’entropie atteint par nos sociétés.
Les Mayas, les yeux rivés aux étoiles, élaborant des calculs astronomiques complexes pour servir leurs dieux au rythme des calendriers d’une très grande précision n’ont rien vu de la disparition progressive des ressources naturelles. Quelques sécheresses inattendues rendaient le phénomène irréversible entraînant la fin de la grande civilisation maya du Classique récent.
[1] Anneaux de Tlaloc, dieu de la pluie
[2] Période de 20 ans