Ils marchent en tirant leur valise. Ils encombrent les rues, se pressent puis s’arrêtent soudainement. On les voit partout à Florence, Sienne, Assise, Pérouse, Urbino, Arezzo… Ce sont les innombrables migrants du tourisme d’aujourd’hui. Ils sont sur les places célèbres d’Italie ou d’ailleurs. Là, chargés de leurs fardeaux, ils forcent l’entrée des musées et des palais, vainement. Mais qui sont-ils ? d’où viennent-ils et que font-ils ? Le savent-ils eux-mêmes ? Ils circulent lourdement et bruyamment avec leurs bagages cabine, une main sur leur portable bourré d’algorithmes qui les dirigent, victimes de la gouvernance par les nombres. Ils sont partout là où leurs applications disent qu’il faut être. Ils font des selfies qui voyagent à leur tour pour alimenter leurs profils Facebook et Instagram.
En ce moment, le mexicain Gustavo Aceves expose « Lapidarium » sur le parvis de la cathédrale d’Arezzo. Plus loin, on retrouve un de ses chevaux éclatés devant la façade de la basilique San Francesco où l’on admire les fresques de Piero della Francesca. L’artiste contemporain a une « philosophie ». Sur internet, on lit la bouillie déclamatoire des critiques qui explicitent la démarche de l’artiste « philosophe ». Ce dernier prétend introduire dans ses créations des références antiques et archéologiques et, pêle-mêle, l’exode des hébreux. Il est sensé rendre le silence des migrants, « la souffrance de plusieurs millions de personnes qui sont en mouvement perpétuel afin de survivre », nous dit Francesco Buranelli, ancien directeur général du Musée du Vatican et secrétaire général de la Commission pontificale consacrée à l’héritage du patrimoine culturel. Quelle vaste supercherie ! Les grandes marques qui apportent leur soutien financier à l’entreprise « art contemporain » sont les mêmes qui exploitent les pays d’où viennent ces migrants. L’Eglise, ici en la personne de Buranelli, cautionnant le tout. Annie Le Brun précise que cette politique culturelle sert « à camoufler quelle stratégie dévastatrice caractérise leur délocalisation en Afrique, en Asie ou en Amérique du Sud. L’exploitation ne se limitant pas forcément à la violation de tous les droits du travail mais aussi à l’expulsion de populations entières dans le but de réduire le coût de la matière première. A quoi, dès 1997, se livra Benetton en Patagonie pour implanter ses élevages ovins sur le territoire des Mapuche[1], pendant que sa fondation imago mundi travaillait à réaliser une « encyclopédie internationale de l’art » […] »[2] !
Ces œuvres contemporaines qui s’approprient sans scrupule l’espace public et les places des églises, embrouillant de cette façon le riche patrimoine artistique des villes historiques, ne s’adressent qu’aux migrants de l’industrie du tourisme. Elles ne sont là que pour s’acheter une bonne conduite et pour être certain que grâce à l’action de l’artiste contemporain la question des autres migrants est posée, donc solutionnée. Tout cela n’est qu’un écran. C’est l’escamotage de tous les problèmes que soulève notre scandaleux mode vie, à commencer par ce tourisme effréné et dévastateur qui compte désormais pour 8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre et même jusqu’à 80 % dans les Etats insulaires, le transport des voyageurs y contribuant pour 20 %, l’hébergement, la restauration et l’achat de souvenirs (l’inévitable shoping !) pour le reste[3].
Un jour, une femme échangea une hostie à un usurier juif contre de l’argent. Aussitôt, le marchand essaya de la détruire mais l’hostie commença à saigner et le sang coulant sous la porte d’entrée du Juif alerta des soldats. Ces derniers firent irruption dans la maison du Juif et récupérèrent l’hostie blessée. Alors, une procession et une messe furent organisées pour soigner l’hostie. Après quoi, la femme, condamnée au bûcher, se repentit et un ange descendit du ciel pour la sauver. Mais le juif et sa famille furent brûlés vifs. A la Galerie nationale des Marches, à Urbino, on découvre cette légende « eucharistique » peinte à la fin des années 1460 par Uccello sur une longue prédelle qui faisait partie d’un retable commandé pour l’oratoire de l’église du Corpus Domini d’Urbino. On dit parfois que saint Bernardin de Sienne, dont la chaire est encore suspendue à la façade sud de la cathédrale de Pérouse, a inspiré cette histoire de la profanation de l’hostie. On imagine alors les terribles conséquences de son sermon illustré par cette légende sur la population juive de Pérouse ou d’ailleurs. On s’étonne surtout de la façon dont, désormais, l’Eglise, faisant fi de son passé, s’empare de la diaspora juive l’assimilant à celle des migrants d’aujourd’hui par le moyen d’un « art contemporain » plus que douteux.
Après s’être copieusement photographié devant le « Lapidarium » de Gustavo Aceves grossièrement planté devant San Francesco d’Arezzo, le touriste migrant toujours obstiné à porter son sac, finit quand même par entrer dans l’église en ayant eu soin de déposer son bagage (si toutefois le cheval mutilé ne l’a pas définitivement détourné du grand chef-d’œuvre que l’on découvre à l’intérieur). Il est à peu près certain qu’une application lui aura dit d’entrer. Soit ! Mais, dès lors, comment aborder ces fresques saisissantes ? Qu’est-ce que l’algorithme peut lui apprendre là-dessus et d’abord sur ces images qui mêlent les références bibliques à l’Histoire et à l’hagiographie chrétienne ? Qui est Piero della Francesca ? ou plutôt, comment l’appréhender dans la peinture du Quattrocento ? Que doit-il à Uccello, à Masaccio, à Fra Angelico… ? On retrouve dans le cycle de la Vraie Croix narrée dans la Légende dorée de Jacques de Voragine l’image du juif délibérément ridiculisé qui soulève le bois de la Croix dans l’intention de le soustraire à sa christique mission, par ordre du roi Salomon. On rencontre aussi Chosroes, un roi des Perses à l’époque où « Dieu permit que son peuple fût affligé par les mauvais traitements des païens »[4]. L’Iranien emporte avec lui la Croix qu’Hélène, mère de Constantin, avait retrouvée à Jérusalem, puis il se fait adorer comme un dieu. Il sera décapité par Héraclius, un bon empereur chrétien. Mais que n’ai-je vécu à Ctésiphon à la cour du grand roi sassanide, Khosro ? Sa religion était celle du grand Zarathoustra qui ne croyait qu’à un seul dieu, Ahura Mazda, le Seigneur Sage. J’aurais pu voir là-bas le fameux tapis de l’immense salle de trône du palais de Ctésiphon que décrivaient encore les Arabes conquérants du VIIe siècle. L’algorithme l’enseigne-t-il aux touristes migrants ? Et s’ils ne le savent pas, pourquoi sont-ils là ? Ils sont là parce que Google donne 4,4 étoiles sur 5 à la Basilique San Francesco d’Arezzo[5]. Ils ressortent alors et disent des fresques de Piero della Francesca : c’est beau ! Pensent-ils à ses constructions géométriques et ses perspectives mathématiques, gages de la perfection que l’on atteint par la rigueur de la composition et le rythme calculé des couleurs, où tout est conceptualisé, l’Idée l’emportant sur toute autre considération, comme dans la célèbre Flagellation du Christ d’Urbino ? L’illustre théoricien Alberti apprenait aux peintres à transposer les intervalles musicaux agréables à l’oreille, lointain écho des leçons de Pythagore, sur un espace à deux dimensions par le jeu des divisions numériques appliquées à la composition d’où, de fait, se dégage cette ineffable musicalité visuelle exaltant l’harmonie. Sans cela, on ne comprend pas l’émotion puissante qui, du plus loin des Offices, nous saisit devant le Printemps et la Naissance de Vénus de Botticelli.
Fra Angelico aussi, c’est beau. Mais de quoi parlons-nous ? Le Bienheureux Angelico est en quête d’une beauté idéale qu’il traduit grâce à des figures qui irradient. Elles éblouissent au point que la lumière naturelle n’a quasiment pas de prise sur elles. Une beauté rayonnante qui émane de l’intérieur et qui nous touche. A l’envers de Masaccio, ce « Beau » est le gage du Vrai et du Bien. Dans la Florence humaniste des Médicis, l’artiste dominicain qui peignait avec ses yeux des scènes religieuses devait être platonicien. Après tout Marsile Ficin, membre fondateur de l’Académie platonicienne de Cosme l’Ancien, n’était-il pas un prêtre catholique ?
Bien que Vasari rapporte que son surnom n’indique pas « qu’il fut mauvais, étant la bonté même, mais plutôt la négligence de sa mise »[6], Masaccio est donc mauvais. La lumière naturelle accable ses personnages. Ils sont peints dans toute cette humanité qui tourne le dos à l’humanisme triomphant de la Florence du XVe siècle. Il s’agit plutôt de rendre la douloureuse condition humaine, l’homme et la femme chassés du paradis, malheureux victimes d’un châtiment inhumain. Donatello aussi traduit cette terribilità dans de poignantes œuvres. Déjà, son Saint Georges exprime une tension ou carrément un doute face à l’épreuve qui l’attend. Ensuite, son Habacuc est plus tragique que prophétique. Enfin, sa Madeleine du Museo dell’Opera del Duomo est l’image de la pénitence qui réduit la chair coupable à peu de chose. Cette force démiurgique s’emparera plus tard de Michel Ange et de la plupart des Maniéristes du Cinquecento qui oubliaient la morbidezza d’un Filippo Lippi ou d’un Luca della Robbia dont la Cantoria du même musée est l’incarnation, en sculpture, du style de la grâce. La charnière des deux styles est assurée par un des plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire de la peinture, l’Annonciation de Léonard de Vinci qui, résumant toutes les tendances picturales du Quattrocento, attrape si bien le regard du spectateur par sa perspective aérienne cristalline qu’on ne parvient plus à se détacher de ce paysage délicatement ouaté comme ceux de Toscane ou d’Ombrie et dans lequel on s’évade à l’infini, le sfumato contribuant à cet effet délicieux. La Muette de Raphaël, l’élève du grand peintre de Pérouse que nous appelons Le Pérugin, ne nous quitte pas des yeux lorsqu’on se déplace d’un bout à l’autre de la salle du palais ducal d’Urbino, le grand musée national des Marches où elle est présentée. Elle est l’emblème de ce moment éphémère de parfait équilibre en toute chose qui caractérise le début du XVIe siècle qu’on nomme parfois « Haute Renaissance ». Or, ce n’est pas un hasard si c’est dans le palais de Federico Montefeltro qu’on peut l’admirer. Mais très vite, Léonard de Vinci laisse la plupart de ses œuvres inachevées et Michel Ange aussi. Les Esclaves de Michel Ange qu’on découvre à l’Accademia de Florence sont, pour le sculpteur plein de culture pythagoricienne, une métaphore de l’homme inabouti. Sauf que son âme est immortelle. C’est pourquoi ils semblent se débattre. En fait, le combat se joue sur deux plans. D’abord celui de l’artiste-démiurge qui affronte la matière pour en extraire l’Idée. Ensuite, celui de l’homme captif de cette même matière mais qui lutte de toutes ses forces afin de libérer son âme de la prison charnelle.
Pour le néoplatonicien Balthazar Castiglione, auteur du Livre du Courtisan et dont Raphaël a laissé un splendide portrait qui se trouve au Louvre, Federico da Montefeltro est « la lumière de l’Italie ». Il est vrai qu’il recevait l’hommage de tous les princes, même du chah d’Iran. Il fit d’Urbino un foyer de la vie intellectuelle et artistique. Sa bibliothèque fut la plus riche d’Occident. Son studiolo reflète sa très grande culture et réfléchit ses immenses vertus. Soucieux du bon gouvernement, comme en leur temps les Neuf de Sienne qui en demandaient l’image à Ambrogio Lorenzetti au Palazzo Publico, il s’attachait à la représentation de la cité idéale. Celle-ci devait incarner symboliquement la politique qu’il poursuivait, soit l’unification des pouvoirs gibelin et guelfe à l’origine de bien des conflits sanglants en Italie. Guidé par l’idée de créer un palais qui soit un tout architectonique rassemblant la demeure du comte Antonio, l’ancêtre qui tenait son titre de l’empereur, et la cathédrale, le duc appela à sa cour les plus célèbres émissaires de la Renaissance afin de concrétiser son projet. C’est le Palais ducal que l’on visite aujourd’hui à Urbino.
Les migrants quels qu’ils soient personnifient l’instabilité. L’« art contemporain », vitrine des grandes marques qui l’utilisent pour diffuser leurs produits et augmenter leurs profits, est à l’image des chevaux éclatés d’Aceves, des créations mortifères de Damien Hirst, du Vantablack, propriété exclusive d’Anish Kapoor, de la glorification du mauvais goût par Jeff Koons. Nous vivons dans un monde où la culture se complaît dans la déconstruction. La technologie désincarnée qui désormais s’immisce dans tous les aspects de notre vie entrave le recul nécessaire de l’interrogation et de la réflexion qui permettraient pourtant de nuancer toute chose, à commencer par l’emploi du mot « beau » qui sort constamment de la bouche des touristes confrontés à l’œuvre d’art, unique et désolante appréciation dont la vacuité est la parabole de notre environnement culturel.
« Une tourista culturelle », Olivier Oberson, Arezzo, le 13 septembre 2018
[1] Laurent Cauwet, La Domestication de l’art, La Fabrique, 2017, p. 120
[2] Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix. Beauté, laideur et politique, Editions Stock, 2018, p. 145
[3] Source : Manfred Lenzen de l’Université de Sydney
[4] Jacques de Voragine, La Légende dorée II, GF Flammarion, Paris, 1967, « L’Exaltation de la sainte croix », p. 192 ss.
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[6] Giorgio Vasari, Vies des peintres, Les Belles Lettres, Paris, 1999