Le Stylite, le Touriste, et le Guide
Dans les catégories
Ce texte s’adresse aux touristes, en l’occurrence à tous ceux qui ont aimé la circulation et la pollution d’Amman, les bulles en plastique qui défigurent le désert du Wadi Rum, le site classé à l’Unesco d’Umm ar-Rasas où les merveilleuses mosaïques de pavement laissées sans surveillance se dégradent, comme celles de l’église des Lions, et enfin à tous ceux qui se complaisent dans le tourisme de masse à Pétra. Si, par contre, vous faites des voyages d’étude où, entre autres choses, le shopping est strictement interdit, alors ce texte ne vous concerne pas.
Il était une fois dans la Jordanie chrétienne, byzantine à vrai dire, il y a mille cinq cents ans, un Stylite s’isolait en haut d’une tour érigée dans le complexe religieux d’Umm ar-Rasas situé à quelques trente kilomètres au sud-est de la pieuse Mādabā. Notre Stylite prenait soin de vivre au-dessus des autres dans une cellule perchée à quatorze mètres en haut de cette tour qui, si on l’imagine dépouillée à l’intérieur, se présente richement ornée à l’extérieur de colonnes et de chapiteaux sculptés. Mille cinq cents ans plus tard, un Touriste passe par là et se plante au pied de la tour très bien conservée après tant de siècles et malgré de nombreux tremblements de terre. Notre Touriste est animé du désir de savoir ce qu’est un Stylite. C’est là, bien sûr, que le Guide fait son apparition. Il est payé pour donner des explications. Alors, le Guide raconte que le Stylite devait se sentir coupable, que, du moins, pèse sur lui le poids insupportable du péché originel et qu’il vit là-haut pour s’en libérer. Il doit faire pénitence pour des fautes qu’il a commises ou dont il a héritées de ses premiers ancêtres et, qu’enfin, il gagnera le salut dans un jeu de surenchère morbide ou celui qui accomplira la performance martyrielle la plus frappante sera le premier à passer la porte du paradis.
Que voici un Stylite bien prétentieux !
Le Touriste, connu pour son détachement légendaire, rit de ces choses insensées. D’ailleurs, il n’est là que pour rire. Si bien qu’il prend à son tour de la hauteur et avec un léger dédain semble toiser notre Guide. Ce dernier, qui sait la gravité profonde et les arrière-plans que tout cela induit, se met soudainement en colère et le traduit par une avalanche de remarques incohérentes du genre : « la matière est polluée par le mal ! », « le Stylite ne mange que des dattes et plus rarement du poisson parfumé d’épices que relève un filet d’huile d’olive ! ». Et au Touriste de répondre aussitôt avec une répartie cinglante : « Mais quel régime de rêve ! », « Ne serait-il pas un peu avaricieux ce Stylite qui se réserve pour lui seul le secret d’une telle diète qui le fera peut-être vivre quarante ans de plus en haut de sa tour ? ». Il est vrai que le Touriste, lui, est très gourmand. Il ne faut pas lui proposer un buffet au repas, sinon il prendra par deux fois, au déjeuner comme au dîner, entrée-plat-désert (donc 2x2x3) ! Et encore, il sortira de table en gémissant : « c’était pas bon cette fois-ci ! ». C’est pourquoi il envie le frugal repas du Stylite.
Toutes ces remarques agacent davantage notre Guide. Un peu soupe-au-lait, il adopte un ton plutôt obséquieux. Il évoque le phénomène du monachisme des premiers temps du christianisme qui s’est répandu en Syrie, en Palestine et en Égypte. Il a soin de distinguer les différentes formes de vie anachorétique et cénobitique des saints Antoine et Pacôme. Afin de mesurer son précédent propos, il ajoute : « la matière n’est pas tout à fait mauvaise et le christianisme de nôtre Stylite n’est pas pour autant un manichéisme, mais le bien et le mal se mêlent comme l’ombre et la lumière, ce que disait déjà saint Augustin. C’est pourquoi dans le groupe d’églises érigé à bonne distance de la tour du Styliste, à Umm ar-Rasas, de somptueuses mosaïques parent les sols et donnent un caractère aulique au monastère ». Le Touriste, bien que doté d’un glossaire, est saisi par l’emploi de tous ces mots inhabituels. Cependant, il réagit avec vivacité et ramène le dialogue à son niveau. Il pose la question : « Vôtre Stylite [car chez le Touriste s’opère toujours une identification du Guide au contenu des propos qu’il tient] à quoi peut-il bien passer son temps seul dans sa cellule ? », comme si notre Guide pouvait le savoir ! Bien sûr, il sait, pour l’avoir étudié, ce qu’est l’expérience mystique dans la solitude et le silence du désert. Il y aurait tant de choses à raconter à ce propos. Mais, bientôt, le Touriste et son Guide se retrouveront dans ce grandiose désert du Wadi Rum où des bulles climatisées en plastique et armatures en fer ont poussé comme des champignons pour satisfaire les exigences du Touriste et de son complice, le Guide. Ils s’y rendront en 4×4, y coucheront, y mangeront et s’y doucheront plusieurs fois par jour sans se préoccuper de l’acheminement de l’eau dans ce désert, ni de vicier l’air par le transport en véhicule puant et bruyant. Alors, le Guide, avec modération, lance une maxime anachronique sachant que le Touriste est, dans ce domaine des proverbes, un connaisseur : « l’oisiveté est l’oreiller du Diable » dit-il. Ça flatte notre Touriste dont la paresse intellectuelle est maintenant satisfaite. Il peut s’imaginer le Stylite passant le temps à faire des mots croisés. C’est, d’ailleurs, une image qui n’est peut-être pas tout à fait hors de propos. Car, à l’origine du christianisme les Pères du désert, dans leur isolement, s’ennuyaient passablement et manquaient cruellement de tout. Pas de femmes soit, mais, beaucoup plus fâcheux, rien à manger et personne pour leur préparer ne serait-ce qu’un maigre repas. Alors, pour se venger, ils ont établi une liste des péchés capitaux à ne transgresser en aucun cas pour un fidèle chrétien, d’autant que, plus tard, ils deviendront mortels.
Aussitôt, dans une confusion bruyante, le Touriste tente d’en faire le catalogage. Il lui en manque toujours un ou deux. Heureusement, Wikipédia vient à son secours et, plus rapide que le Guide, le Touriste énumère fièrement les sept péchés capitaux. La visite est terminée. A quelle heure est le déjeuner ?
Le Guide s’en mord la langue mais essaie de ne pas exprimer son amertume qu’il refoule et qui ressortira quoi qu’il en soit. Car notre Guide, bien maladroit et trop sûr de lui, s’est rendu compte à ce moment de la visite que cette histoire des péchés capitaux ne peut conclure la présentation d’un tel site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. C’en est même grotesque.
Le Guide est malhabile, le Touriste est son complice et sa victime à la fois, l’ambiguë Stylite est à l’origine de tout ce désordre, si bien que la morale de cette fable est la suivante : l’Artiste est le seul qui, par sa création, sublime la mesquinerie des comportements humains, quels qu’ils soient.
Architecte, il crée pour un arrogant Stylite une tour bien faite ; pour les Omeyyades envieux des trésors byzantins, des châteaux dans le désert agrémentés de bains ; pour les sémites de Gerasa qui veulent jouir des plaisirs auxquels la citoyenneté romaine donne droit, un hippodrome pourvu de carceres, un théâtre où se dresse une splendide frons scaenae que surplombe une cavea vertigineuse ; pour de richissimes Nabatéens gourmands de culture hellénique, des tombeaux excavés dans les falaises de Pétra ; pour Hyrcan le Tobiade, qui se prenait pour un cosmocrator, un palais qui flotte sur un lac artificiel alimenté par un flot vomi par les gueules de léopards sculptés sur les flancs de l’architecture.
Sculpteur, il invente de nouveaux chapiteaux à tête d’éléphant ou de lion ornant les temples nabatéens ; il réalise des acrotères en forme d’aigle pour satisfaire le sentiment de supériorité des souverains ; il laisse des statues monumentales comme le buste du dieu nabatéen Dushâra assimilé à Zeus, à Sérapis puis, finalement, à Dionysos, que l’on voit encore au musée de Pétra ; il taille les fascinants bétyles d’al-Uzza.
Peintre, il orne les châteaux du désert, tel Qusair Amra, de scènes à la gloire d’un prince omeyyade suffisant qui y a vécu au début du VIIIe siècle et que l’on découvre confortablement couché sur une kliné parée de coussins et de tissus précieux, jouissant des plaisirs de la musique et de la danse suggérée par des femmes callipyges faisant écho à d’autres qui se baignent, ou des plaisirs de la chasse à l’onagre, tandis que des souverains soumis se tiennent debout à côté du prétentieux prince qui étale sans modestie aucune sa science en faisant peindre la coupole du caldarium des bains qui jouxte sa demeure d’une voûte constellée.
Mosaïste enfin, il offre aux églises des Byzantins de Mādabā, du Mont Nébo ou d’Umm ar-Rasas, des revêtements éblouissants faits de tesselles en marbre aux couleurs chatoyantes qui dessinent des cartes, des villes, des allégories, le tout relevé par d’innombrables animaux pris dans des rinceaux luxuriants. Il transmet un schéma iconographique immémorial, celui des lions gardiens de l’arbre de vie accompagnés de gazelles pour témoigner dans le presbytérion de l’église des Lions d’Umm ar-Rasas de la concorde paradisiaque.
Et qui sont ces artistes ? comment ont-ils vécu ? étaient-ils récompensés pour toutes ces merveilles qui apportent tant d’émotions, hier comme aujourd’hui, sans lesquelles on ne s’élèverait pas au-dessus des contingences de la vie ? Certes, on connaît Diodoros, fils de Zébédée, architecte génial du temple de Zeus à Gerasa. On connaît aussi le mosaïste Solonios auteur de l’inattendue néréide Thétis qui décorait le sol de l’église des Apôtres de Mādabā et, au Mont Nébo, les mosaïstes Soel, Kaium et Elijah qui réalisent la magnifique pastorale et la scène de chasse de l’ancien diakonikon-baptistère. Nous n’avons que des noms et rien sur l’effort accompli, pourtant gigantesque et fastidieux. Car, il a fallu fixer l’une après l’autre, dans la douleur provoquée par une position accroupie, chacune des tesselles d’un centimètre cube seulement, afin de former des mosaïques atteignant parfois plusieurs dizaines de mètres carrés.
L’artiste doit avoir la foi dans son travail ! Il espère accomplir son œuvre jusqu’au bout et le fera par charité pour nous qui sommes si peu reconnaissants. La force dont il témoigne n’a d’équivalent que la patience dont il fait preuve dans l’élaboration de son ouvrage. Prudent, il avance à son rythme et ne désire que la justice à son égard. Lui a-t-on rendue ?
Quelles sont les « Questions que (se) pose un ouvrier qui lit »[1], se demandait Bertolt Brecht ?
Qui a construit Thèbes aux Sept Portes ?
Dans les livres, on trouve les noms des Rois.
Les rois ont-ils traîné les blocs de pierre ?
Et Babylone, plusieurs fois détruite,
Qui tant de fois l’a reconstruite ?
Dans quelles maisons
De Lima aux rayons d’or logeaient les ouvriers du bâtiment ?
Et le soir où la Muraille de Chine fut terminée,
Où allèrent les maçons ?
Rome la grande est pleine d’arcs de triomphe.
Qui les a érigés ?
De qui les Césars ont-ils triomphé ?
Byzance la tant chantée
N’avait-elle que des palais pour ses habitants ?
Même lorsque la mer engloutit la légendaire Atlantide
Ceux qui se noyaient hurlaient dans la nuit
en appelant leurs esclaves.
Le jeune Alexandre conquit les Indes.
A lui seul ?
César vainquit les Gaulois.
N’avait-il pas à ses côtés au moins un cuisinier ?
Philippe d’Espagne pleura
Quand sa flotte eut sombré .
Personne d’autre ne pleurait ?
Frédéric II gagna la Guerre de Sept Ans.
Qui – à part lui – était gagnant ?
À chaque page une victoire.
Qui cuisinait les festins de la victoire?
Tous les dix ans un grand homme.
Les frais, qui les payait ?
Autant de récits,
Autant de questions.
[1] Werkausgabe Edition Suhrkamp, Frankfurt/Main 1967, Auflage 1990 – Bd. 9; Abdruck mit freundlicher Genehmigung von Barbara Brecht-Schall (je dois ce texte en français à un ami très cher à qui je suis reconnaissant et que je remercie chaleureusement pour cette belle traduction qu’il m’a faite).
Décor de la partie supérieure de la Tour du Stylite, Umm, ar-Rasas, Jordanie
Pour accéder aux galeries de photos, suivez les liens :
Un Haut lieu de Pétra : excursion au sommet du Jebel al-Madhbah
L’art nabatéen au musée de Pétra
Pour un compte-rendu plus sérieux, suivez ce lien :
Le royaume de Pétra : sur les traces des Nabatéens. Une escapade en Jordanie
olivier oberson, samedi 2 novembre 2019, désert du Wadi Rum.
Toute ressemblance avec des personnes ayant effectué ce très beau voyage est totalement fortuite et l’auteur de ce texte les prie, dans ce cas, de l’en excuser.