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L’improbable royaume

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L’art préroman et roman des Asturies et de León

Par quelle ferveur religieuse les souverains du Royaume des Asturies sont-ils devenus de grands bâtisseurs ? Qui la chapelle palatine, Cámara Santa accumulant d’improbables reliques, suffisamment incroyables pour pousser des pèlerins toujours plus loin vers un non moins improbable Salut auprès de l’Apôtre de Galice. Qui San Julián de los Prados, offrant aux visiteurs chrétiens, amis d’Alphonse II le Chaste[1], la représentation imagée du lieu où ce Salut conduirait nos pèlerins. D’ailleurs, on ne saurait dire si cet ensemble aniconique, comme un reflet de celui de l’ineffable mosquée des Omeyyades de Damas, est davantage inspiré par la folie iconoclaste des Byzantins que par l’espoir de voir descendre un jour (improbable) une Jérusalem céleste. Brillant roi des Asturies, croyais-tu vraiment qu’une messe dite avant ton départ au combat aurait, en cette église, préparée le retour de ton Dieu ? Sans doute, puisque tes successeurs seront portés par le même élan de conquête.

Sûr de son destin, Ramiro I fit construire son palais d’été sur le mont Naranco. Merveille des merveilles, chapelle palatine accrochée au flanc d’une montagne, œuvre improbable à l’heure où l’islam des lumières fixait à Cordoue la capitale de son califat. Ouvert à l’Orient et à l’Occident par des tribunes aux baies tripartites, ce palais fusionne les fonctions aulique et religieuse, si bien qu’il est tout autant voué à son monarque qu’à Santa Maria. Qui es-tu roi des Asturies ? le bras armé de Dieu ? qui crois-tu incarner ? un Kristos, un oint du seigneur ? Est-ce avec une intention particulière que tu érigeais à Lillo une église consacrée à l’archange de l’économie de la fin des temps ? Certes, le Commentaire de l’Apocalypse de Beatus de Liébana engageait déjà les chrétiens d’Espagne sur le chemin de la Reconquista, lancée par l’ancêtre vainqueur des musulmans à Covadonga[2], Pélage I, qui recevait de quelques improbables anges une croix de victoire en guise de labarum.

Nouveau Constantin, Alphonse III[3] menait cette reconquête jusque sur les bords du Duero, scellant ainsi le destin d’Oviedo pour ouvrir en ce début du Xe siècle un avenir jusqu’alors improbable à l’antique León. Le roi lettré, versé dans la littérature de l’étymologiste Isidore de Séville, n’oubliait pas l’ancienne capitale et, poursuivant l’effort de construction, consacrait l’église Santo Adriano de Tuňon[4] en y programmant un singulier dessin de merlons à gradins – pris à la mosquée des Omeyyades de Cordoue – au-dessus desquels la Parole divine s’incarne dans un soleil rayonnant et l’Eglise dans une lune non moins brillante, soit un décor qui, privé de tout être vivant animé, évoque l’attente d’un règne nouveau, l’avènement d’un nouvel ordre.

Sur la route d’Oviedo à León, la chapelle Santa Cristina de Lena, en plus de déroger au modèle le plus répandu dans le Royaume[5], présente une iconostase qui ne manque pas d’interroger sur cette réalisation unique du patrimoine mondial que constitue l’ensemble de l’architecture préromane des Asturies. Relevant autant de l’art byzantin – auquel il emprunte, outre l’iconostase, le chevet triple[6], que de l’art carolingien – dont le westwerk de San Miguel de Lillo doit beaucoup –, que du wisigothique par son décor sculpté et ses claustrae, que du classicisme enfin, autant par ses remplois antiquisants, son appareil de brique et de pierre, ses arcs monumentaux, ses peintures en trompe-l’œil, improbables architectures pompéiennes qui s’ouvrent sur des lointains espérés, sans compter avec le plan trapézoïdal de San Pedro de Nora qui provoque un effet visuel de rétrécissement de l’entrée de l’église au chevet, accentuant la sensation de profondeur, véritable mimesis ! Laissons les touches mauresques, l’alfiz San Tirso d’Oviedo, ou mozarabes, la Bible d’Alphonse III conservée au trésor du panthéon Royal de León.

Cette dernière, chapelle sixtine hispanique, montre des voûtes ornées de scènes peintes peu de temps après la mort d’Urraca[7] – fille de Ferdinand I[8] et de Sancha – dont une bucolique et fascinante Annonce aux bergers, qui nous achemine vers un Christ en majesté, victorieux et monumental Pantocrator. Dans la collégiale de San Isidro de León, triomphe l’art roman grâce à de remarquables chapiteaux datés de la première moitié du XIIe siècle, auxquels s’ajoutent deux portails s’ouvrant au sud : celui de l’Agneau qui montre aux pèlerins passant par cette porte, ceux qui sont nés de la chair d’Abraham – Isaac, Ismaël et leurs descendants – opposés aux chrétiens nés selon l’Esprit – impardonnable message aux conséquences désastreuses –, et celui du Pardon qu’on pourrait croire invoqué par ceux-là même qui firent les reliefs précédents, en vain.

Oviedo ! dont l’Arca Santa de la cathédrale San Salvador contenait des reliques se rapportant au Sauveur…, qui accueillait dans son Palatio Frantisco les pèlerins avant qu’ils ne poussent plus loin leur quête sur le camino Francisco vers Compostelle…, Oviedo toujours, concurrente de Saint-Jacques avec ses prestigieux saints – Pélage de Cordoue, Vincent, Léocadie, Isidro, Tirso –, Oviedo donc, attiraient de virtuoses tailleurs de pierre venus de Senlis autour des années 1170-1180 pour orner de statues-colonnes la Cámara Santa. Là, si les douze figures d’apôtres sculptées par le maître de la Chambre Sainte forment la « cour du Christ », attestant de sa souveraineté et marquant de leur présence l’attente de Son retour, les chapiteaux qui les coiffent proclament quant à eux la naissance authentiquement humaine du Verbe sans laquelle il ne saurait y avoir de rédemption[9]. L’auteur savant de ce programme iconographique semble avoir lu Irénée de Lyon[10]. Il est vrai que la question de l’Incarnation de Dieu, pleinement divin et humain, est à l’origine d’innombrables « hérésies », tel l’adoptianisme d’Epilandus de Tolède combattu par Alphonse II le Chaste. On conserve encore, accrochées au revers de l’entrée de la Cámara Santa, trois têtes, celles de Jésus, de Marie et de Jean, dont les visages reflètent d’improbables, mais admirables, sentiments humains.

O. Oberson, Oviedo 29 juin 2024

[1] 791-842

[2] 722

[3] 866-910

[4] en 891

[5] Nef à trois vaisseaux, transept et chevet triple

[6] pastophoria

[7] 1101

[8] 1037-1065

[9] On y voit entre autres la Vierge à l’Enfant avec Joseph qui apprit de l’ange que Jésus « sauvera son peuple de ses péchés » (Mt. 1, 21 : « elle enfantera un fils, et tu lui donneras le nom de Jésus (c’est-à-dire : Le-Seigneur-sauve), car c’est lui qui sauvera son peuple de ses péchés. »)

[10] Irénée de Lyon, Démonstration de la prédication apostolique, trad. Adelin Rousseau, Sources chrétiennes n° 406, Ed du Cerf, Paris 1995, chap. 38-39 : « Riche en miséricorde, Dieu le Père nous envoya donc son Verbe industrieux. Celui-ci, venant pour nous sauver, descendit jusque dans les endroits et les lieux même ou nous nous trouvions… et il brisa de la sorte les chaînes de notre prison. Sa lumière apparut, dissipa les ténèbres de cette prison, sanctifia notre naissance et détruisit notre mort en rompant les chaînes mêmes en lesquelles nous étions retenus. Et il fit paraître la résurrection, devenant lui-même le Premier-né d’entre les morts… Mais si quelqu’un n’admet pas sa naissance de la Vierge, comment admettra-t-il sa résurrection d’entre les morts ? Car il n’y aurait rien d’étonnant ni d’inattendu à ce que quelqu’un qui ne serait pas né ne fût pas non plus ressuscité d’entre les morts : nous ne pourrions même pas parler de résurrection à propos d’un être qui serait inengendré, car un être qui serait inengendré serait également immortel et un être qui n’aurait pas été soumis à la naissance ne serait pas non plus soumis à la mort ; car quelqu’un qui n’aurait pas reçu le commencement de l’existence humaine, comment pourrait-il en recevoir la fin ? Donc s’il n’est pas né, il n’est pas mort non plus ; et s’il n’est pas mort, il n’est pas non plus ressuscité d’entre les morts ; et s’il n’est pas ressuscité d’entre les morts, la mort n’est pas vaincue et son règne n’est pas détruit ; et si la mort n’est pas vaincue, comment monterons-nous vers la vie, nous qui, dès les origines, sommes tombés sous le pouvoir de la mort ? »

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