Le pays de l’hévéa
Terre d’eau, d’or et d’argent, de saphir et de rubis. Terre des rizières et des fruits exotiques. Terre de forêts, de montagnes et de lacs poissonneux, parmi lesquels l’immense Tonlé Sap. Quelle fertilité ! Terre d’une des plus grandes civilisations médiévales : l’empire khmer.
Quand on traverse le pays, on ne peut être que profondément marqué par la pauvreté. La misère des habitants y est frappante. C’est que des concessions européennes, américaines, vietnamiennes, chinoises, se partagent tous les trésors du Cambodge depuis la fin du régime de Pol Pot et de la guerre civile. Pour rembourser la dette accumulée au cours de cette période le pouvoir a cédé aux étrangers l’exploitation des richesses du pays, sans manquer de prendre au passage une part substantielle de ces biens communs afin de s’assurer un train de vie fastueux et indécent.
Le peuple cambodgien survit grâce aux donations venues des mêmes nations qui les appauvrissent. Les enfants vont à l’école grâce à la générosité calculée de prétendus bienfaiteurs rarement anonymes. Plus ils le font savoir et plus l’image qu’ils se font d’eux-mêmes est valorisée à leurs propres yeux. Ce sont plutôt des malfaiteurs qui entretiennent un système particulièrement cynique. Les pays étrangers, l’ONU, ne trouvent rien à redire sur la dictature corrompue du Cambodge. Il y a là comme une entente tacite entre les différentes parties aux dépens du peuple. C’est que tous, en dehors de ce dernier, y trouvent un bénéfice. Les concessions étrangères amassent du profit, le pouvoir en place vit dans le luxe et les bonnes œuvres des uns et des autres, qu’ils font largement connaître à tous, les présentent comme des humanitaires et des philanthropes alors même que leurs compatriotes pillent sans état d’âme les ressources du Cambodge.
Dans notre monde, où la dette est sacrée, il n’est pas envisageable de l’annuler et de rendre légitiment les richesses d’un pays à leurs habitants. Pourtant, si ce peuple qui a connu un terrible génocide récupérait les fruits de son économie, on réglerait d’un coup le problème de son indigence.
Le trafic de l’art khmer est une conséquence de la situation économique désastreuse. Il se mêle à la drogue et à la prostitution. Il s’intensifie avec la mondialisation et s’accompagne d’un vandalisme qui appauvrit le patrimoine culturel. Aujourd’hui, le vol et la destruction des œuvres khmères prennent des proportions inquiétantes. Une chaîne bien organisée s’est constituée qui, d’une main d’œuvre cambodgienne misérable accomplissant la sale besogne, conduit, par des intermédiaires innombrables, aux classes les plus aisées d’Europe, d’Amérique ou de Chine. En bout de chaîne, ces collectionneurs sans scrupule sont les vrais responsables de ce trafic. Or, le plus souvent, l’objet volé est acheté par ces derniers pour sa valeur marchande et non esthétique ou historique. Ce sont les nouveaux barbares.
A ce mépris, à ces détériorations s’ajoutent les comportements de la horde barbare. Elle ne vient que pour Angkor Vat et ne connaît rien du reste du patrimoine khmer, à part, peut-être, le Bayon. Elle n’est là que pour les selfies et un bavardage permanent ponctué de ricanements idiots. Elle jouit du moment présent, transformant ce lieu hautement spirituel en un parc d’attraction. La plupart de ces touristes sont en vacances et comptent bien visiter des endroits ludiques et jouissifs. Ce faisant, la horde, armée de sac-à-dos et de grosses chaussures, frottent les bas-reliefs des piliers d’Angkor Vat qui s’effritent et dégradent les représentations d’ermites qui se trouvent à leur base. Si bien que je n’ai pas réussi à en trouver un seul d’intact. La horde monte partout contribuant à desceller les pierres des murs des temples et ce ne sont pas les cordes en guise de barrière qui les arrêtent. Aujourd’hui, on découvre les grandioses bas-reliefs d’Angkor Vat et du Bayon sans restriction ou presque. Du moins, peut-on encore les toucher de la main, bien que ça ne soit pas autorisé. Bientôt ils seront sous verre et quand le site sera suffisamment abîmé on ne proposera plus que des visites virtuelles ce que notre technologie rendra possible avec un degré de raffinement illusionniste spectaculaire. Seulement, cette forme de découverte en trompe-l’œil retranchera ce qui fait l’intérêt incomparable d’une visite : éprouver le site. Nos comportements irrespectueux sont emblématiques de nos modes d’existence. Pour toute chose, nous vivons à crédit et ce sont les futures générations qui en paieront le prix.
Partout dans le monde les archéologues ont retrouvé quelques trésors des grandes civilisations disparues : en Égypte, en Mésopotamie, en Chine, dans le monde précolombien, que sais-je encore. Les grands musées exposent ces découvertes faites d’objets en or, d’œuvres serties de pierres précieuses et qui, souvent, accompagnaient le royal défunt dans son voyage outre-tombe. Au Cambodge, au musée Guimet, ou ailleurs dans le monde, il n’existe rien de ces trésors khmers, sinon de très beaux bronzes remontant pour la plupart à l’époque préangkorienne. On se dit que c’est la conséquence de la pratique de l’incinération. En réalité, cette pratique est à relativiser puisque le roi était momifié pour une durée d’un an avant sa crémation. Ainsi trouve-t-on à Banteay Samre un petit sarcophage qui a contenu le corps du roi. Souvent, les murs des prasat ou des mandapa étaient constellés de cavités qui contenaient des pierres précieuses. Ou bien le linga était en or. Et parfois, les murs des temples étaient entièrement recouverts de plaques de bronze. Des témoignages indiquent que Ta Prohm, fondé en 1186 par Jayavarman VII pour le culte funéraire de la reine-mère et desservi par 80 000 personnes, accumulait cinq tonnes de vaisselle d’or. De tout cela, il ne reste plus rien aujourd’hui. Or, comme ce pillage a commencé au lendemain de l’abandon d’Angkor, c’est-à-dire après 1431, il y a peu de chance d’y découvrir un trésor. Cette situation tout à fait singulière au regard des autres civilisations disparues, est toutefois révélatrice de l’état du patrimoine cambodgien.
L’empire khmer a été l’un des plus puissants et des plus riches pour toute la période que nous qualifions de médiévale. Les temples sont là pour le prouver. Toutefois, leur gigantisme et l’étendue des sites (Angkor, un site parmi d’autres, couvre 400 km2), leur ordonnance très rigoureuse, leurs effets décoratifs, leurs jeux de trompe-l’œil, leur iconographie abondante, suggèrent une société organisée autour d’un pouvoir souverain et un peuple viscéralement soudé à l’idée d’un ordre supérieur. L’originalité de la civilisation khmère est d’avoir su adapter son vieux fond animiste à l’indianisation progressive de l’Indochine dès l’époque du royaume de Funan, au 2e et 3e siècles. Ainsi, adoptant l’hindouisme, ils n’en n’ont pas pour autant validé le système des castes qui va avec. Pour les Khmers, la personne royale et le royaume ne sont que le même corps. Si l’un va mal, l’autre dépérit. Ne dit-on pas que le roi bouddhiste Jayavarman VII était plus soucieux du sort de ses sujets que de lui-même ? Surtout, le roi ne tire sa force que de l’esprit de ses ancêtres, toujours vivants. De même, aujourd’hui, le Cambodge est-il peuplé d’innombrables génies auxquels il convient de demander la permission pour utiliser ou prélever telle ou telle chose. Les autels sont partout qui les honorent et l’on trouve même des épouvantails devant les maisons pour chasser le mauvais esprit qui pourrait s’y introduire.
Les Khmers ont été shivaïtes, vishnouites, bouddhistes. La plupart des temples relèvent de la première confession, Angkor Vat de la deuxième et le Bayon de la troisième en précisant que Jayavarman VII avait adopté le bouddhisme mahayana alors qu’aujourd’hui la religion d’Etat est le bouddhisme theravada. Dans tous les cas il s’opère la fusion entre la divinité, Shiva, Vishnou, Brahma, Bouddha et le roi et tous ses ancêtres. De là, un concept et un culte, celui du devaraja. Notion fondamentale et complexe qui pose les bases de l’ordre de l’empire khmer. Le culte a été instauré pour la première fois en 802 par Jayavarman II au Phnom Kulen. Le roi devient alors le çakravartin, le monarque absolu qui reçoit le linga-palladium des mains d’un brahmane à partir de quoi il peut faire tourner la roue de la Loi (dharmaçakra). Puis, le devaraja a été transféré à Hariharalaya (Rolûos, Angkor) par Indravarman en 877. Ce roi initie le rythme de la fondation en créant un baray (Lolei), symbole de vie, un temple aux ancêtres protecteurs (Preah Kô) et un temple-montagne (ou d’Etat) qui conserve le linga-palladium (Bakong, première capitale angkorienne). Le roi devient alors Indreshvara, se confondant ainsi avec son dieu Shiva. Puis le devaraja a été transféré au Phnom Bakheng, deuxième capitale angkorienne, puis à Baphûon, à l’intérieur d’Angkor Thom, puis à Angkor Vat et enfin au Bayon, cinquième et dernière capitale angkorienne sous Jayavarman VII. Toutes ses fondations s’appuient sur des horoscopes établis précisément, sur des orientations rigoureuses, sur des symboles géographiques forts, telle la rivière des Mille Linga (Kbal Spean) qui prend sa source au plateau du Kulen pour se jeter au Stung Siem Reap puis à Tonlé Sap, eau sanctifiée par les innombrables représentations hindouistes qu’y ont laissées les ermites. Ainsi, une œuvre khmère ne sera efficace que si elle répond aux impératifs religieux. C’est pourquoi le temple dont les prasat sont disposés en quiconque (comme à Angkor Vat) est un microcosme, reflet de la vision cosmologique hindouiste où le mont Meru accompagné des quatre montagnes est l’axe cosmique entouré de l’Océan primordial.
Ce souci d’instaurer un ordre terrestre à l’image de l’ordre universel, dont le roi, par le pouvoir de ses ancêtres, est le garant et qui agit pour le bien de son peuple qui croit au devaraja, explique le miracle de la civilisation khmère. Il y avait 95 000 prestataires et serviteurs affectés au service du Preah Khan pour assurer le culte du père de Jayavarman VII (1191). Ailleurs, jusqu’à mille danseuses, comme autant d’apsaras, honoraient le roi, ses ancêtres et la divinité. Or, tout cela avait été préparé dès le 7e siècle dans le royaume préangkorien du Tchen-La d’Eau (Kambudja) dont la capitale, Sambor Prei Kuk, perdue dans la forêt, n’en reste pas moins majestueuse.
Quand on s’imagine l’empire khmer au Moyen Age, ses villes densément peuplées et très ordonnées, on ne peut que regretter amèrement l’urbanisme anarchique qui se répand aujourd’hui comme une plaie à travers tout le Cambodge, à l’exemple de Siem Reap dont la métamorphose ahurissante en quelques années seulement interroge sur les effets de l’industrie du tourisme de masse, et sur la limitation des moyens de subsistance offerts aux Cambodgiens. Encore peuvent-ils se mettre au service d’une plantation d’hévéas à Kompong Cham par exemple, symbole même du désastre écologique, où les conditions de travail sont très difficiles, afin de produire ce caoutchouc qui fera les pneus de nos voitures.
olivier oberson, le 6 novembre 2018