L’unité à laquelle était parvenue Lisbonne au terme du règne de Jean V a été anéantie le 1er novembre 1755. En 1747, trois ans avant la mort du roi Magnanime protecteur de la culture, on inaugurait à Saint-Roch une précieuse chapelle composée à Rome par Luigi Vanvitelli et Nicola Salvi. Bénie par le pape, elle était démontée puis acheminée vers Lisbonne pour y être remontée. Ses colonnes en lapis-lazuli, son devant d’autel en améthyste, ses marches en porphyre, ses anges en marbres de carrare et en ivoire, ses pilastres en albâtre… signalaient l’extraordinaire richesse du Portugal jouissant pleinement du bénéfice de ses Découvertes. Le royaume, après avoir effacé le temps de la domination espagnole (1580-1640), était Un jusqu’au terrible événement qui émut tant Voltaire. Il ne retrouvera plus jamais son prestige international malgré les efforts du marquis de Pombal, secrétaire d’Etat de José Ier, pour rebâtir une ville nouvelle grâce à trois ingénieurs militaires soucieux de l’ambition du despote éclairé : Manuel da Maia, Carlos Mardel et Eugénio dos Santos. Si la ville semblait renaître de ses cendres, les invasions françaises (1807, 1809, 1810) allaient entraîner dans leur sillage, les révolutions, la monarchie absolue de Dom Miguel (1828), la dictature de João Franco (1907), le régime salazariste (à partir de 1932).
Le voyageur qui souhaite retrouver l’unité perdue se rendra à la Madre de Deus où un fabuleux décor d’azulejos révèle Lisbonne avant le drame. Ou, encore, au très riche Musée d’Art Ancien qui conserve une peinture d’un Maître portugais inconnu du XVIIe siècle restituant une vue précise de la ville. Soit ! mais cela s’avère vite insuffisant pour un découvreur exigeant. Ce dernier devra alors arpenter un chemin hautement symbolique s’il veut reconstituer l’unité.
Elle est déjà perceptible dans la simplicité cistercienne de la nef blanche du monastère d’Alcobaça fondé au milieu du XIIe siècle par le roi Alphonse Ier, parent de Bernard de Clairvaux. On y trouve, par ailleurs, dans les deux croisillons du transept les deux tombeaux du roi Pierre Ier (1357-1367) et de son épouse Inès de Castro, chefs-d’œuvre de la sculpture funéraire gothique. Elle se rencontre aussi dans l’admirable harmonie du couvent de Batalha qui se devait d’illustrer une victoire fameuse, celle d’Aljubarrota remportée par le roi Jean Ier en août 1385. Ici, deux chapelles funéraires, celle de Jean au sud et celle de son successeur, Edouard Ier (1433-1438), à l’est, jouxtent l’église. On pérégrine aussi dans deux cloîtres dont celui, plus tardif, d’Alphonse V (1438-1481). Batalha inaugure le gothique flamboyant qui allait connaître un développement tout à fait original sous le règne de Manuel Ier (1495-1521). Ce dernier s’attachait à la construction du couvent des Hiéronymites de Belém dont l’église Sainte-Marie offre deux portails, l’un manuélin au sud réalisé par João de Castilho vers 1517, l’autre à l’ouest par Nicolas Chantereine et qui donne à voir les portraits sculptés du couple royal.
Le Portugal connaît deux centres universitaires prestigieux : celui de Coimbra, le plus ancien, et celui de Lisbonne créé par le roi Denis (1279-1325).
Trois dynasties se succèdent dans l’histoire du royaume du Portugal : celle de Bourgogne qui commence en 1140 avec le premier roi D. Afonse Henriques, fils d’Henri de Bourgogne, comte de Portugal. Celle d’Avis, après que les cortes de Coimbra ont acclamé en avril 1385 Jean, Maître de l’ordre d’Avis, bâtard de Fernando Ier dont la seule enfant, Beatriz épousait le roi de Castille. Jean Ier épousait quant à lui Filipa de Lancastre dont la culture anglaise allait profondément transformer la sensibilité portugaise. Celle, enfin, de Bragance qui, en 1640, mettait un terme à la domination espagnole.
Les Quatre plus grands architectes manuélins sont Diogo Boytac actif entre 1490 et 1525, premier architecte du monastère de Belém, João de Castilho actif entre 1515 et 1552 qui succède au précédent en 1517 et réalise dans un ton différent le deuxième niveau du cloître de Belém. On le retrouvera à Tomar pour la réalisation du portail latéral de l’église. Francisco de Arruda est l’auteur de l’incomparable Tour de Belém où, en plus des éléments manuélins habituels tels la sphère armillaire et la croix de l’Ordre du Christ, il ajoutait des échauguettes aux dômes côtelés inspirés de la Koutoubia de Marrakech (qu’il connaissait pour y avoir travaillé) sans négliger l’allusion italianisante à travers la loggia Renaissance. Diogo de Arruda construisait quant à lui la nef de l’église de Tomar. Ces architectes participaient à l’édification de cloîtres de plan carré, à l’exception de celui de Belém et du Grand cloître de Tomar. Le Cloître du Silence d’Alcobaça érigé du temps de Denis Ier (1279-1325), le Claustro do Cemitério de Tomar construit pour Henri le Navigateur par Fernão Gonçalves dans un style gothique tardif, révèlent un goût prononcé pour le carré évocateur de toute fondation terrestre. Quatre est aussi le nombre des Vertus cardinales qui s’affichent sur la façade de l’église Sainte-Marie de l’abbaye royale d’Alcobaça, véritable programme politique célébrant les qualités d’un grand monarque, Jean V : Force, Prudence, Justice et Tempérance.
Le cinquième grand architecte portugais du XVIe siècle est Diogo de Torralva, auteur du Claustro dos Filipes de Tomar à partir de 1557 et qui témoigne du triomphe de la Renaissance et de l’admiration que l’architecte portait tout particulièrement à Serlio. Cinq est le chiffre du blason de Manuel Ier. Le roi portait : d’argent, chargé de cinq écussons d’azur, disposés en croix, chargés chacun de cinq besants d’argent, disposés en sautoir et une bordure de gueules chargée de neuf châteaux d’or, trois sur le chef, quatre sur les flancs et deux en pointe, ce que l’on peut admirer sur la voûte de la Salle des Blasons du Palais national de Sintra.
Lorsqu’on entre dans l’église Sainte-Marie du couvent des Hiéronymites de Belém on est saisi par la finesse des six piliers virtuoses qui soutiennent la complexe voûte nervée. Il existe au Musée d’Art Ancien de Lisbonne six panneaux peints entre 1460 et 1470 dans un style flamand. Attribués à Nuno Gonçalves, ils donnent à voir une rare iconographie où la famille royale d’Alphonse V (1438-1481) se réunie autour de saint Vincent, protecteur du Portugal représenté deux fois, et qui semble guider cette illustre foule vers un destin singulier. Certains reconnaissent d’ailleurs le portrait d’Henri le Navigateur.
Le Portugal vénère tout spécialement Marie. Il existe dans l’église de la Miséricorde d’Óbidos une statue de la Vierge habillée de bleu et percée d’épées rappelant les « sept douleurs » se rapportant aux événements relatés dans les évangiles et qui firent souffrir la mère de Jésus.
Le septième jour on s’est aussi un peu reposé.
Les six piliers de l’église du couvent de Belém sont octogonaux et leur unique fonction est de porter des structures à huit voûtains. Les cloîtres de Belém et des Philippes à Tomar présentent des angles coupés qui, du même coup, imposent le plan octogonal. A Batalha, la chapelle du fondateur, de plan carré, présente en son milieu huit piliers pout soutenir une splendide voûte étoilée, tandis que les « Chapelles Inachevées » de la même abbaye, de plan circulaire cette fois-ci, est conçue de la même manière avec huit énormes piles. La Salle des Blasons du palais national de Sintra est de plan carré, mais des trompes monumentales viennent se loger aux quatre coins pour porter une structure octogonale en bois dont le centre exalte le blason de Manuel 1er tandis que les huit voûtains présentent les écus de ses enfants. Il existe à Óbidos, un peu en dehors du village médiéval, le Sanctuaire du Seigneur Jésus de la Pierre, l’une des principales constructions baroques du Portugal qui magnifie de nouveau le plan centré.
Le Portugal ne s’appréhende que par le moyen d’un parcours initiatique. Cheminant, on franchit les huit degrés qui aboutissent à une connaissance parfaite. Celle-ci s’incarne, dès le commencement de la royauté portugaise, par la Charola de Tomar. C’est que l’Ordre du Christ est héritière des Templiers et que ces derniers ont rapporté de Terre Sainte des modèles. La rotonde octogonale du couvent de Tomar réalisée au temps d’un maître templier, Gualdim Pais, s’inspire à l’évidence du « Templum Domini », la Coupole du Rocher, de Jérusalem. En y ajoutant une nef, Diogo de Arruda suggérait clairement au début du XVIe siècle le Saint-Sépulcre de Jérusalem et la rotonde de l’Anastasis. Cette évocation n’est pas gratuite et celui qui sait ne peut pas s’étonner de parcourir huit cloîtres au couvent Tomar, ce qui est unique dans l’histoire du monachisme. Cette route labyrinthique nous achemine vers un secret ou plutôt un trésor… philosophique.
Les Lusiades de Luís Vaz de Camões le révèle :
« La science elle-même peut s’égarer, si l’expérience ne l’éclaire. » Luís Vaz de Camões ; Les lusiades, X (1572)
Ou encore : « Dans les affaires du monde, la crainte suit pas à pas l’espérance. » Luís Vaz de Camões ; Les lusiades, VIII (1572)
Les vers mystiques et la prose poétique de Fernando Pessoa le chante :
« J’ai toujours trouvé que le plus grand mérite consistait à obtenir ce qui est hors d’atteinte, à vivre là où l’on est pas, à être plus vivant une fois mort que de son vivant – à obtenir, enfin, quelque chose d’impossible, d’absurde, et à surmonter, comme autant d’obstacles, jusqu’à la réalité du monde. » Fernando Pessoa ; Le livre de l’intranquillité
Ou encore : « Les vrais mystères sont ceux de l’espoir. » Fernando Pessoa ; En bref
Et à José Saramago de conclure : « Il faut quand même persister. L’espoir est comme le sel, il ne nourrit pas, mais il donne de la saveur au pain. »
Olivier Oberson, le neuf septembre 2017