« Une préhistoire de la psychiatrie. Formes et usages de la folie au XVIème siècle. » Par Claude-Gilbert Dubois
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« Le sommeil de la raison engendre des monstres ». Telle est la légende que Goya a donnée à l’un de ses « Caprices »[1] Goya est un homme des Lumières. Pour lui, la raison est cette petite flamme, dont parle Diderot[2], qui permet de se diriger à tâtons dans la nuit immense de l’inconnu. Car cette nuit n’est pas le néant, elle existe (et, en ce sens, il manifeste en prémonition des idées qui seront celles du romantisme, dont la psychanalyse sera en partie héritière). Le sommeil de la raison laisse émerger les créatures de la nuit. Ce territoire de l’inconnu, terra incognata, est celui des « dragons » comme le disaient les géographes anciens, hic sunt dracones, et autres figures de l’insolite, toutes les formes de l’extraordinaire, de l’extravagance et de la monstruosité, qui vont alimenter le travail de l’artiste, captateur de leurs apparitions.
Cette nuit donc, pour Goya, existe. Mettre les monstres en liberté est d’une dangereuse inconséquence. Ils peuvent dévorer les imprudents ou les séquestrer dans leurs repaires. Ce rapt s’appelle la folie. Mais l’artiste peut inverser les rôles : il se fait alors explorateur protégé et armé de l’inconnu ; il arrive à en maîtriser, comme un conquistador, les habitants sauvages, pour en faire un instrument de sa cause, exploiter leurs formes et leurs usages pour créer de l’art.
C’est en effet ce qu’il fait, et ce qu’il fera avec plus de force lorsque la maladie l’aura rendu sourd, après 1793, en les emprisonnant sur les murs de la quinta del sordo (la « maison du sourd »), en compagnie de ceux, bien réels, ceux-ci, vivant sous la lumière de l’histoire, que sont les bourreaux des « Désastres » de la guerre, mais aussi les caprices d’une humanité livrée aux commandes folles de l’Ange du bizarre. Le sommeil de la raison laisse débarquer des terres inconnues de la profondeur de l’âme, de l’autre côté du pont, de l’autre côté du miroir, ces fantômes qui le hantent, sur la mer démontée des passions. Et ces spectres font danser à leur rythme son âme d’artiste. « Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre/, Sur les flots d’une mer inconnue et sans bord »[3], comme le diront un peu plus tard, dans leurs récits maritimes Coleridge et Edgar Poe, et Baudelaire dans les Fleurs du mal.
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Au XXème siècle, Michel Foucault, dans une thèse universitaire devenue un classique de l’histoire de la psychiatrie, Histoire de la folie à l’âge classique[4], intitule le premier chapitre de son travail Stultifera navis, « la nef des fous », en reprenant le nom d’un ouvrage de la fin du quinzième siècle, et il termine cette introduction en forme de regard sur la préhistoire de la psychiatrie, par ces mots : « La folie, dont la Renaissance vient de libérer les voix, mais dont elle a déjà maîtrisé la violence, l’âge classique va la réduire au silence ». Une thèse est un genre aux règles très précises : une thèse comporte une opinion que l’on soutient (c’est le rôle du candidat de la soutenir) en en démontrant la justesse ; une thèse, c’est un point de vue, au départ personnel, qui ouvre un débat (c’est le rôle du jury d’animer le débat). On peut donc débattre, puisque c’est une thèse, des propositions de Michel Foucault : est-ce qu’il ne renforce pas l’idée d’une folie en liberté à la Renaissance pour mieux étayer sa thèse d’une folie emprisonnée à l’âge suivant, qui est le fondement de sa thèse? Le débat est ouvert. Je répondrai, comme le ferait, à titre posthume, un membre du jury attardé, ceci :
- A) Oui, la Renaissance a « libéré les voix de la folie », ou plus exactement elle a organisé en concert pas trop discordant les voix déjà libres de la folie médiévale. Cette époque la fait monter en tous lieux de spectacle et se montrer en toutes les postures.
- Elle la fait monter sur les tréteaux et se montrer comme personnage de théâtre, des soties médiévales aux grandes pièces spectaculaires, roses ou noires, de Shakespeare et du théâtre élisabéthain.
- Elle la fait monter en bateau et se montrer en capitaine de la nef des fous devenue le paquebot Humanité, alimentant ainsi une thématique qui touche peinture, gravures, récits, tous les arts d’expression, visuelle directe ou littéraire.
- Elle la fait monter en valeur, dans des essais littéraires qui la prennent comme objet d’analyse. C’est en particulier le cas dans le genre littéraire qu’on appelle encomion para doxa, ou « éloge paradoxal ». Ces essais jouent sur l’ambiguïté et la montrent, non pas comme l’opposé, mais comme le double ou le miroir de la raison (par exemple dans l’ « éloge » qu’en fait Érasme).
- Elle la fait monter dans le train de la littérature narrative et la montre à travers des histoires de fous qui ne sont pas seulement des histoires pour rire, mais qui donnent à penser, comme dans les récits drolatiques de Rabelais, et dans les contes et joyeux devis des folkloristes de tous bords.
Bref, les voix de la folie, déjà libérée, et désormais mieux éduquée, résonnent de partout dans un joyeux cortège de Bacchanales. Mais il convient de rappeler que les Bacchantes du cortège de Bacchus peuvent être aussi des Furies et mettre à mal ce qui tombe sous les yeux..
- B) Deuxième proposition : la Renaissance a parfois maîtrisé les violences de la folie :
- Elle propose un statut qui permet d’intégrer certaines formes de folie dans la société. C’est par exemple le cas des « innocents », déclarés « non nuisibles » (c’est le sens originel du mot), non dangereux, qui sont tacitement inscrits dans une sorte de cercle sacré, qui en fait un « saint » associé aux « saints Innocents », dont la fête coïncide avec celle des fous et prend la place des Bacchanales païennes en fin d’année.
- Elle permet d’accorder des circonstances atténuantes, en les déclarant actes de folie, à certains délits ou crimes qui autrement seraient passibles de peines plus graves, comme celles du bûcher, qui punit de mort cruelle l’hérésie ou la sorcellerie. On sait que bien plus tard, de manière très différente, l’ambiguïté entre dissidence et pathologie mentale sera utilisée en d’autre temps et en d’autres pays, non comme circonstance atténuante, mais comme moyen pervers de répression politique. La Renaissance en a fait un usage inverse.
- Elle donne à certains personnages, triés sur le volet, avec le titre et les attributs de la folie, une profession : celle de « bouffon » de cour. Le fou du roi exerce auprès de son maître une sorte de thérapie contre les méfaits psychiques de la gloire. C’est, en quelque sorte, un « rire médecin » notamment lorsque le membre concerné est chargé de responsabilités collectives
- Elle précise la procédure juridique de mise en tutelle ou sous curatelle, à la demande des familles concernées, généralement nobiliaires, notamment lorsque le membre concerné a d’importantes responsabilités à assumer.
- Elle propose une dialectique de relativisation, en faisant se regarder en miroir raison et folie, pour semer le doute sur la nature de chacune. Où se place le raisonnable, qu’on appelle aussi le bon sens, entre ces deux figures, qui peuvent dérailler dans tous les sens, du faux sens au contre-sens, du non-sens à l’insensé. Quand à force de raisonner, le raisonneur déraisonne, peut-on appeler raisonnement sa gesticulation de mots insensés ? Inversement il y a des folies qui redonnent la vue aux aveugles, comme par un don de voyance utile aux esprits malvoyants.
- Elle propose une explication des phénomènes dits de folie, en élaborant une nomenclature qui permet d’abord de classifier pour comprendre. Pouvoir nommer le mal est déjà une manière de le maîtriser et de s’en protéger. Ensuite elle s’efforce de fournir une explication d’ordre strictement naturel ou corporel, des dérèglements du psychisme par un dérèglement des humeurs physiques, et des incidents de circulation dans le trajet interne des informations.
- Troisième proposition : la Renaissance, en dernière analyse, a échoué dans sa maîtrise de la violence.
On ne peut pas dire qu’il s’agit là d’une réussite, puisque l’agonie de la Renaissance, au cours du seizième siècle, met complètement à terre ces efforts. L’irénisme et l’optimisme qui caractérisent ce qu’on peut appeler l’idéologie renaissante avec son humanisme réconfortant cède la place à une vision tragiquement pessimiste de l’humanité, dont la vie est mesurée à des signes de fin du monde (un déclinisne effervescent nourri de visions apocalyptiques) et à une période de tumultes, où la notion de nature cède la place au surnaturel, où la raison s’incline devant les exigences d’une foi totalitaire, non régulée ou en voie de nouvelle régulation, qui ne peut déclencher que des guerres, civiles ou internationales, à couverture religieuse. Cet échec est marqué par deux signes :
- La folie retrouve son rôle de Bacchante ou de Ménade, animée de fureur guerrière et destructive. Elle est utilisée comme une arme destinée à invectiver l’adversaire : nous avons la vérité, vous êtes dans l’erreur ; nous avons la raison, donc nous avons raison ; vous êtes dans la déraison, donc, vous avez tort ; vous êtes fous, fous à lier. Qu’on apporte les liens pour vous lier et les cordes pour vous pendre. Ce qui était de l’ordre du comique, en devenant dramatique,, sert à entretenir la fureur belliqueuse, et en se choisissant une cible, l’invective (« ils sont fous, ces Romains » : ils sont fous ces antipapistes) se retourne du même coup contre celui qui l’emploie, car c’est être fou, comme pourrait le dire Pascal, que de se croire le seul à ne pas être fou dans un monde de fous..
- L’explication fournie au phénomène, en raison de la priorité donnée au fait religieux, devient surnaturaliste. Il n’y a plus de doute : le diable est là derrière. Il faut l’extirper, c’est un devoir. On va donc voir se déclencher, dans une complète confusion entre satanisme, dissidence politique ou religieuse appelée hérésie et folie, la plus grande chasse aux sorcières qu’ait connue la civilisation chrétienne occidentale, de la fin du seizième siècle à l’ « Affaire des poisons » en passant par les possédées de Loudun et les sorcières de Salem, dans une atmosphère d’angoisse et de menace virtuelles généralisées, qui durera un siècle et plus en prenant parfois d’autres formes et d’autres noms.
Résumons : oui, la Renaissance a pratiqué le libre usage de la folie ; oui, elle s’est efforcée d’en maîtriser la violence par une dédramatisation dans le rire (« le rire médecin ») et la bouffonnerie. Non, elle n’a pas tout réussi : le refus de l’altérité et le culte d’un moi, individuel et collectif, imaginairement pur, a repris ses droits en fin de course, engendrant la volonté de purification du corps individuel et social, par la neutralisation, la mise sous séquestre et l’expulsion de tout ce qui est « autre », confondu avec ce qui est « contre », sans comprendre (mais il était trop tôt pour le comprendre), que « je est un autre », comme le dira Rimbaud. Quand « je », lui aussi, « est un autre » la purification devient automutilation ou autoflagellation.
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Première proposition « la Renaissance a libéré les voix de la folie »
La folie monte sur les tréteaux
Au début du XVIème siècle, la folie est présente, en bonne place sur tous les lieux publics. Elle s’installe dans la rue et se donne à voir dans les spectacles destinés au public, pour déclamer ses vérités qui ont apparence de sottises : on appellera d’ailleurs ces revues théâtrales d’actualité des « soties ».
À la fin du XIVème siècle, le roi Charles VI, qui n’était pas encore fou, autorise, par ordonnance officielle, la Confrérie des sots qu’on appelle aussi Les Enfants sans souci à exercer leurs talents d’acteurs en tous lieux publics. Il s’agissait de groupes d’étudiants qui avaient pris la folie pour emblème et qui, sous la protection et le droit de parler sans contrainte accordés aux fous (du moins à ceux qu’on décrétait comme tels), se permettaient de faire, en des jeux théâtraux, la satire de l’actualité pour faire rire les bonnes gens. C’était en somme les ancêtres de nos « guignols de l’info » et autres « canards enchaînés ». Il y avait ailleurs d’autres confréries analogues comme, en Allemagne, les « Goliards » ou « Gueulards », dont on a retrouvé des manuscrits en l’abbaye d’Ottobeuren (les Carmina burana). Les membres de la confrérie des fous avaient une livrée jaune et verte et une coiffure à grelots qui permettaient de les identifier, de les reconnaître comme tels et de leur assurer l’ « immunité de parlement » (l’immunité parolière et non l’immunité parlementaire). Les pièces qu’ils jouaient, écrits par des auteurs de renom, comme André de la Vigne, Jean Bouchet, ou encore Pierre Gringore (mis en scène plus tard par Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris, puis par Théodore de Banville qui l’appelle « Gringoire », nom repris par un journal de polémique politicienne de l’entre-deux-guerres, au XXème siècle), Le roi Louis XII (qui régna de 1498 à 1515) aimait beaucoup ces soties. Plusieurs le mettaient en cause, avec la révérence qu’on devait au roi, comme Le monde ancien, le monde nouveau (œuvre représentée de 1505 à 1512), qui prenait pour thème l’évolution des mœurs et la manie des changements (sur un thème que nous avons connu il y a peu « le changement, c’est maintenant »). C’est ce qu’on appellera plus tard, sur un ton péjoratif, « nouvelletés », puis réformes, mais seulement lorsqu’elles deviendront dangereuses. Le Jeu du Prince des sots et de Mère Sotte (1512) donnait une vision satirique de ses démêlés avec le Pape Jules II, dans lequel le roi avait le beau rôle
Par contre, son successeur, un jeune président, pardon, un jeune roi (il avait vingt et un ans en 1515), rendu très populaire par sa victoire .électorale (pardon, militaire) de Marignan, n’aimait pas beaucoup ces publicitaires des faits journaliers du prince, les « journalistes » satiriques de l’époque. Le roi François, le premier de ce nom en France, aspirait plutôt au titre de « magnifique », comme Laurent de Médicis à Florence, et non à celui de « père du peuple » qu’on donnait à Louis XII. Son gouvernement qu’on pourrait appeler, si j’osais, « jupitérien », procédant néanmoins pour ce cas sans ordonnances, mit subrepticement à l’écart les sots et leurs soties, et privatisa pour son compte personnel la fonction de bouffon du roi. Ce bouffon, qu’on appelait Triboulet, eut une belle carrière posthume sous la plume de Rabelais, puis de Victor Hugo, avant de finir en Rigoletto dans l’opéra de Verdi. Ses successeurs gardèrent l’usage du bouffon : celui d’Henri III s’appelait Sibilot (un nom qui renvoie au sifflement, mais aussi aux sibylles et à leurs oracles). Henri IV avait une folle à son service, appelée Maturine, qui lui servait sans doute d’espionne. En tout cas, le règne des soties publiques est bien terminé. Les fous officiels sont privatisés, avec des emplois réservés pour les Grands de ce monde. Le théâtre destiné au public va utiliser toujours la folie comme moteur dramatique, mais sous d’autres formes, avec beaucoup plus de sérieux et de grandeur tragique.
On fait monter désormais sur scène, pour illustration de la folie, des personnages issus de l’histoire, de la mythologie ou de la littérature, qui ont déjà acquis une notoriété dans ce domaine. Nous en retiendrons trois. Le premier vient de la mythologie : c’est Héraklès, mis en scène par Euripide, lorsque, par une malédiction d’Héra, il devient fou et tue sa femme Mégara et ses enfants. Le thème est repris par Sénèque dans sa tragédie d’ « Hercule furieux » qui sera un morceau de choix dans le théâtre humaniste joué au XVIème siècle dans les collèges. Le deuxième fou vient de la Bible, c’est le roi Saül, auquel Dieu a envoyé un vent de folie pour le punir de sa désobéissance, et qui ne trouve de réconfort que par la musicothérapie du joueur de harpe David. L’histoire de Saül et de David est un sujet de choix retenu par les dramaturges protestants, comme Louis Des Masures, auteur d’une trilogie sur l’histoire de David (1566), Jean de la Taille, auteur d’un Saül furieux (1572), ou un peu plus tard Montchrestien. Le troisième cas est issu de la tradition littéraire : c’est Roland, le chevalier qui s’est illustré à Roncevaux, réinterprété au XVIème siècle par l’Arioste, avec son Orlando furioso. Roland, sous l’effet d’une déception amoureuse, perd la raison. C’est un autre chevalier qui ira la récupérer, avec le cheval ailé Hippogriffe, sur la lune, le pays des lunatiques, et la lui rapportera dans une petite fiole.
Cette lignée dramaturgique nous conduit à l’époque élisabéthaine et au théâtre de Shakespeare, dans lequel la folie est omniprésente, soit sous sa forme la plus violente (comme dans Titus Andranicus et son florilège de fureurs extravagantes) ou la plus légère, comme dans Le Songe d’une nuit d’été, où la reine des fées tombe amoureuse d’un âne. On retrouve la folie dans Hamlet, qui prétend la simuler, mais y fait tomber Ophélie, dans Macbeth et la fameuse scène de somnambulisme halluciné qui affecte la Reine. C’est dans le Roi Lear que la folie tient le rôle le plus important, parce que le bouffon, qui accompagne le Roi dans ses avanies grandioses, hérite de toute la culture renaissante sur les rapports de la raison et de la folie. Le fou shakespearien découvre son rôle véritable, qui est de détecter la folie sous tous les masques qu’elle peut prendre. Le roi, croyant agir au mieux de sa sagesse, lègue son royaume en fonction des flatteries qu’il reçoit, et qu’il prend pour preuve de fidélité. Le fou lui dit qu’il est fou et le démontre (Acte I, scène 4). Sur la lande déserte, au cours de l’acte IV, dans une nature démontée, par une nuit d’orage, le roi et son fou errent sans feu ni lieu, tels sont les résultats d’une raison déraisonnable qui entraîne le règne du désordre.
La présence que tient et la persévérance que maintient la folie sur la scène met en valeur une de ses vocations, qui est de se mettre en spectacle. La folie est naturellement théâtrale, et réussit aussi bien dans le genre comique que dans le genre tragique. Cette folie-là est surtout un acteur, dont les ressources sont le discours et les postures. La tentation des thérapeutes est de se faire des metteurs en scène, pour pratiquer une forme de thérapie par le spectacle, avec ses risques (on le verra plus tard, avec les exhibitions d’hystériques, des possédées de Loudun aux patientes de Charcot). En ce sens, elle ressemble à tous ceux, gens raisonnables s’il en est, qui mettent en spectacle leur savoir-faire, comme le font les orateurs, les tribuns politiques, les avocats ou les médecins du temps de Molière, tous gens représentatifs de science et de conscience. Pour passer de science à inconscience, il n’y a qu’un geste à faire, c’est de retourner le miroir.
La folie monte en bateau
A la fin du quinzième siècle, un professeur de droit de l’Université de Strasbourg, nommé Sébastien Brant, commence la rédaction d’un long poème en vers brefs. Il y en a plusieurs milliers. Il l’intitule Das Narrenchiff, qu’on traduit par La Nef des fous. L’ouvrage, en langue allemande, est publié à Bâle en 1494. C’est un succès immédiat. Il est réédité en 1495, puis en 1499, traduit en français en 1498 (Lyon, Balsarin) sous le titre La Nef des folz du monde, traduit en latin par Badius, dit Josse Bade (Fribourg, 1497),.Une édition , avec des illustrations d’Albrecht Dürer, voit le jour en 1505, rééditée en 1545.
L’image de la « nef » (navis), ou de du bâtiment instable sur lequel se trouve embarquée l’Humanité, est un cliché littéraire ancien, dont la force a été ravivée par le texte des Évangiles (les premiers disciples sont des pêcheurs et les premiers Chrétiens prennent pour emblème le poisson). Il partage sa fonction représentative avec imago, « l’image », speculum,, « le miroir », et à partir du quinzième siècle, « theatrum », « le théâtre », toutes autres appellations référant à la folie, aux passions ou aux péchés. Sa fonction est de rassembler en un lieu circonscrit une catégorie déterminée de personnes. L’auteur de La nef des fous y rassemble tous les passionnés d’un objet, d’une activité ou d’une idée. L’auteur se présente en « fou de livres », un bibliomane qui compose avec passion un livre sur d’autres, passionnés par d’autres choses, jusqu’à en perdre la raison. Tous ces fous sont embarqués sur un bateau en partance vers le pays des fous. Deux lecteurs de Sébastien Brant lui donneront un nom, pour l’un qui s’appelle Joseph Du Chesne, c’est la « morocosmie », pour un autre, plus connu, qui s’appelle Thomas More, c’est l’ « Utopie ». L’ouvrage s’inspire sans doute d’un conte populaire alsacien : les amoureux du Pays de Cocagne sont embarqués sur le Rhin, dont le courant les conduit aux Pays des illusions. C’était un conte à enseignement moral, qui mettait en garde sur la confusion de l’idéal et de l’irréel. Sébastien Brant reprend également un thème exposé dans un traité rédigé en 1480, par un certain Bartholomaeus Gribius, et publié en 1489 à Strasbourg sous le titre latin de Monopolium phisophorum, le « rassemblement des amoureux de la sagesse », et dans le sous-titre, en langue vulgaire, de « rassemblement des bouffons » (vulgo de « Schelmezunft »). On y trouve, sur le mode de la désinvolture, l’assimilation de sagesse et folie, développé peu de temps après par Érasme ; Cet ouvrage était sans doute en rapport avec les Confréries qui préparaient la fête des fous ou des innocents, en fin d’année, qui remplaçait la fête antique des Bacchanales.
Immédiatement après la sortie de la Nef des fous, on voit surgir variantes, imitations, contrefaçons et réfutations. Josse Bade, le traducteur de Brant en latin, compose une Nef des folles, accompagnée de gravures. Il invente une bataille navale entre la nef d’Ève, la première des folles, et les cinq nefs des autres filles folles, représentant les aberrations des cinq sens ( le traducteur de l’ouvrage en français, Jean Drouyn (Paris, 1501), traduit par La Nef des folles, selon les cinq sens de la nature, des cinq vierges qui ne prirent pas d’huile avec elles pour la mettre en leur lampes selon le récit de l’Évangile de Matthieu). Cet ouvrage, jugé mysogyne, suscita immédiatement une réponse qui s’inscrit dans le débat public et international dit de « la querelle des femmes » : ce fut, entre autres, la Nef des femmes vertueuses de Symphorien Champier (1503), spécialiste des « nefs » littéraires et défenseur du genre féminin.
L’ouvrage de Sébastien Brant eut également une influence dans les arts autres que la littérature. Le peintre flamand, Jérôme Bosch , reprend le thème dans plusieurs de ses compositions, notamment dans le petit tableau intitulé La Nef des fous, repris en plus grand et avec un changement du motif maritime en motif agricole dans le Char de foin. Autre variation, Dulle Griet de Pieter Brueghel l’Ancien, qu’on traduit par « Margot la folle » (1562). L’œuvre, dans sa texture, est inspirée de Jérôme Bosch. Dans son inspiration, elle est inspirée d’une légende : une émeutière, avec une troupe d’autres femmes, part pour piller l’enfer en détruisant tout sur son passage. La légende renvoie aux Ménades, et une fois de plus à la mythologie de Bacchus-Dionysos, dont la folie était l’arme qui lui servait à se venger de ses détracteurs. L’actualité n’est cependant pas absente : on peut y voir une allégorie de la guerre et des exactions et violences qui l’accompagnent. La question qui se pose alors est de savoir pourquoi ce sont des femmes qui mènent le train de la violence. L’allusion aux Bacchantes antiques ne suffit pas à l’expliquer.
L’image du navire n’est pas séparable du milieu sur lequel il vogue. Il vogue sur des eaux qui peuvent être (je renvoie aux poèmes-analyses de Gaston Bachelard) des eaux douces, de l’eau de rose, toutes les formes de l’illusion heureuse qu’on peut appeler la « rhodocholie », l’humeur rose ; il peut naviguer sur des eaux tumultueuses, quand la tempête fait rage, c’est le déchainement de l’humeur rouge, le sang, et de la folie furieuse, l’humeur de feu, l’igniferus furor ou la « picrocholie » ; il peut voguer sur des eaux noires, silencieuses, profondes et menaçantes, c’est alors l’humeur noire, la « mélancholie ». Il peut voguer sur des eaux courantes, à l’écume blanche, où l’onde est transparente ainsi qu’aux plus beaux jours, c’est alors la « leucocholie », l’humeur blanche, celle qui produit cette sorte d’atmosphère radieuse qu’on appelle la paix de l’âme, la sérénité, qui n’est peut-être que le comble de la folie, Le génie qu’Albert Dürer a appelé « Melancholia » n’ incarne pas seulement l’inquiétude ou la tristesse, il incarne toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et toutes les humeurs de la psychè humaine. Les anges sont des êtres de lumière, et la lumière blanche contient toutes les couleurs du spectre et toutes les formes de l’humeur des hommes.
La folie monte au fronton du temple
La folie monte au fronton du temple. Il se trouve que le temple en question est celui que la Révolution française a dédié à la déesse Raison. C’est l’image de la guillotine qui se laisse voir derrière le culte de l’Etre suprême, dans le visage à deux faces, janus bifrons, de Robespierre l’Incorruptible, défenseur acharné de sa patrie républicaine, et de Robespierre la Terreur. Vous connaissez, mais sans doute pas tous, le poème de Victor Hugo, qu’il a composé en mémoire des morts des trois glorieuses de juillet 1830 :
Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie
Victor Hugo, poète du nouveau régime, appelle son poème « Hymne ». Il aurait pu l’appeler « ode », enfin de n’importe quel nom renvoyant à une littérature officielle de commande. Mais si vous connaissez ce poème, vous connaissez peut-être aussi sa contrefaçon, sa grimace, composée par Jacques Prévert au début de son « Dîner de têtes » :
Ceux qui pieusement
Ceux qui copieusement
Ceux qui tricolorent
Ceux qui inaugurent
Ceux qui croient
Ceux qui croient croire
Ceux qui croa croa /…/
Voici que le bouffon du roi est de retour. Pendant que le roi Hugo inaugure, Mère Sotte est derrière lui et susurre ces mots déformés et inconvenants. Elle a réussi à grimper sur le fronton du temple. L’ode ou l’hymne sont des genres poétiques qui remontent très haut. Au cinquième siècle avant notre ère, à Olympie, un autre poète officiel, appelé Pindare, célèbre les vainqueurs des jeux. Il appelle « odes olympiques » leur célébration. Les odes et les hymnes font partie d’une littérature que l’on appelle « encomiastique ». Enkomion est un mot grec qui signifie « éloge ». C’est l’éloge pour les grands hommes que la patrie reconnaissante met dans l’enceinte du Panthéon, l’enkomion est l’estampille d’un art officiel, de ton solennel et de rythme déclamatoire, dont les phrases se déroulent comme des tapis rouges (le ton qu’adopte, après Victor Hugo et d’autres, André Malraux ! pour la mise au Panthéon de Jean Moulin).
Ce devrait donc être d’une manière très officielle, très solennelle et très déclamatoire que le grand humaniste Didier Érasme devrait prendre sa plume pour écrire un enkomion, une laus, un éloge, sous forme d’hymne ou d’ode pindarique. Eh bien non ! Mère Sotte est derrière lui et lui souffle à l’oreille de faire un enkomion para doxa, un éloge qui va l’encontre de l’opinion commune, un éloge paradoxal, et Mère sotte lui dit à l’oreille de faire son éloge à elle. Ce sera donc un « éloge de la folie ». Une colonne trajane élevée aux victoires et aux grands faits de la folie, une bande dessinée qui monte en spirale autour de la colonne, et raconte les hauts faits, comme ceux de Trajan l’empereur, de l’impératrice Stultitia, la Folie. Érasme est devenu fou : il va faire l’éloge de la folie !
En 1509, le sage et le savant (deux fois « sophos ») Thomas More reçoit à Londres son ami Didier Érasme. Thomas More deviendra chancelier d’Angleterre en 1529, après avoir écrit cette œuvre de folles rêveries appelée « Utopie ». Érasme remarque en s’amusant que le sage More (ou Morus) porte un nom qui, en grec, veut dire « le fou » (Môros). C’est cette étrange alliance qui va déclencher l’idée d’une éloge de la folie : montrer comment, sous le nom de folie, se cache un modèle de raison et de sagesse, et que l’inverse est aussi vrai. Il en naît une dialectique qui procède par renversement, qui prête souvent à rire, mais plus souvent encore à penser, à réfléchir sur ce jeu de miroirs, qu’utilisera aussi Goya dans ces « Caprices », par lequel le reflet du miroir renvoie à celui qui se regarde une autre figure de lui à laquelle il n’avait pas songé . Tel se croit sage, et se voit fou ; tel qu’on dit fou n’est que sagesse. C’est le principe du renversement, du monde à l’envers, qu’il met en œuvre : c’est à la fois un ressort comique et une manière subtile de raisonner qu’on appelle la dialectique.
Le procédé n’est pas nouveau. Les satiriques de l’Antiquité l’avaient utilisé, comme Lucien dans son « éloge de la mouche », mais c’était passé de mode, et la mode revient en force, notamment en Italie, avec un genre littéraire appelé capitolo, cultivé en particulier par le poète Francesco Berni, qui fait un éloge de la peste, du pot de chambre ou des dettes. Il s’agit là de textes humoristiques. L’œuvre d’Érasme cultive aussi le comique, sous les deux formes de l’ironie et de l’humour, mais y ajoute autre chose, un regard sur la déformation du regard, qui consiste à vouloir s’aveugler plutôt que de reconnaitre une vérité qui fâche, et à se jeter dans l’illusion pour éviter les obstacles qui s’opposent à la raison. C’est ce qu’un autre auteur, plus tard, qui sait lui aussi manier l’ironie, appellera le « divertissement », ce « divertissement » qu’on nommera « pascalien » et qui consiste à se dérober aux questions jugées essentielles en se réfugiant dans des futilités.
La folie monte au sommet du Parnasse
La folie devient une source d’inspiration pour la littérature aussi importante que l’amour, le bonheur ou la gloire. Elle prend ainsi place parmi les Muses en se faisant inspiratrice des écrivains. Elle modèle même l’écriture en y insérant un style bien à elle, qu’on pourrait appeler « surréaliste » par la manière dont elle met sens dessus dessous les traditions de l’écriture logique.
La plus folle des entreprises littéraires, qui est aussi la plus intelligente et riche de savoir, est bien celle qu’a tentée, au seizième siècle, un fervent admirateur et disciple du sage Érasme, un moine et médecin qui s’est caché sous le nom extravagant d’Alcofibras Nasier, avant de se découvrir sous celui de François Rabelais. L’œuvre de Rabelais est une danse des fous. Cela commence dès le début, dans Pantagruel. Nous sommes introduits dans un haut lieu du savoir, la bibliothèque de Saint-Victor, réservé à l’élite intellectuelle. Pantagruel trouva la bibliothèque fort magnifique en raison des livres dont il put lire le titre sur le catalogue. En voici quelques-uns :
Le vistempenard des Prêcheurs, composé par Turlupin [le PGV, le pénis grande vitesse] – Le cul pelé des veuves. – La coqueluche des moines.- De Grabellationibus horarum canonicarum libri quadraginta, magistri Fripesalcis [Recherches détaillées sur les heures des chanoines passées à ne rien faire, en quarante volumes, par Maître Gâtesauces]
C’est mieux que de la folie, c’est de la joyeuseté sans queue ni tête, une procession interminable de titres drolatiques, qui montre bien que science sans conscience (conscience veut dire ici « esprit critique ») n’est que ruine de la raison.
Le héros est sollicité pour juger d’un litige qui oppose deux personnages, aux noms scatologiques. Le premier expose son cas d’une manière telle qu’on n’y comprend rien. Le second fait de même, et le juge rend sa sentence en des termes identiques. Ces discours sans queue ni tête sont hérités d’un genre appelée au Moyen Âge la « fatrasie » Il s’agit du chapitre X de Pantagruel intitulé « Comment Pantagruel équitablement jugea d’une controverse merveilleusement obscure et difficile » (voir texte p. 257, col.2, au milieu).
On trouve dans le Tiers livre deux « éloges » paradoxaux, celui des dettes, proposé par Panurge, avec sa réfutation par Pantagruel. Les deux éloges rendent les deux propositions séparées absurdes, mais leur combinaison raisonnée en fait une proposition très sensée sur les rapports entre la constitution d’un capital et son utilisation dans un investissement productif. C’est très moderne : une économie qui allie le crédit et la rigueur. La raison se cache derrière le rideau à deux panneaux maniés séparément par la folie.
Le Quart livre est un récit de navigation qui reprend le thème de la « nef ». La petite société sur laquelle s’embarque Pantagruel et ses amis, est une image de la grande. Mais ils ont pris avec eux un mystérieux produit, une sorte de « potion magique », appelé le pantagruelion, qui entretient leur lucidité. C’est une nef des sages, qui fait escale, à chaque étape, sur des îles ou des asiles de fous. Chaque arrêt permet la découverte de l’insolite, du saugrenu, de l’extravagance. Derrière chacun des masques comiques ou grimaçants, se cache une réalité sociale, politique ou philosophique, qui fait leçon sans faire de prêche ou de sermon : papimanes et papefigues qui renvoient aux contentieux de religion, Messer Gaster et Carême-Prenant, qui reprennent les thèmes de l’économie de dépense (le consumérisme) et de l’économie d’épargne ou de rigueur, en développant de manière grotesque chacun des deux termes de la proposition. La logique de ces débats insensés est toujours la même : on fait deux propositions extrêmes aussi irrecevables l’une que l’autre, et on laisse le lecteur conclure en faisant une synthèse qui fait surgir les bienfaits de la voie du milieu. Ex. première proposition : on peut tout savoir. Deuxième proposition : on ne peut rien savoir. Conclusion : « va savoir », dont l’ambiguïté débouche aussi bien sur le scepticisme (« allez savoir », que sais-je ?) que sur l’incitation à la recherche (« cherchez à savoir ce qu’on peut savoir »). Deux propositions aussi folles l’une que l’autre conduisent, par leur confrontation, à se poser des questions sensées. La folie maîtrisée est le marchepied d’une raison bien conduite.
Conclusion
La Renaissance a bien libéré des voix de la folie, ou plus exactement elle a laissé en liberté le libre droit de déraisonner, dont elle a fait un spectacle moralisateur et instructif. Elle a même, de manière très rationnelle, laissé s’exprimer le droit de contredire la raison raisonneuse des raisonneurs bien souvent déraisonnable. Le droit de dire non, de dire le contraire, de s’opposer est ainsi la base d’une logique plus perfectionnée que la logique linéaire, souvent déraisonnable, parce que cette logique-là, plus proche de la vie parce qu’elle tient compte de la mort qui est son contraire et son indispensable complément, est ce qu’on appelle une dialectique ou en tout cas une forme de « pensée complexe » (pour reprendre un terme inventé par Edgar Morin) que l’on peut confronter au simplisme d’une logique linéaire, qui tend forcément vers le dogmatisme.
La Renaissance a déchaîné, autour de la folie, une procession de francs archers du rire et stimulé les songes drolatiques de la déraison. Mais elle a aussi exprimé ses angoisses face aux dérangements causés par la mise en cause de l’organisation sécurisante du rationnel. Ce mélange de dérision joyeuse et d’inquiétante étrangeté, c’est ce qui s’exprime dans un thème qui court à travers tout le seizième siècle, celui de la Tentation, exprimé surtout à travers les tentations de saint Antoine, qui sont des prototypes de la gravure de Goya. L’archétype de la Tentation dans l’imaginaire judéo-chrétien est la tentation d’Ève par le serpent. Puis c’est Ève elle-même, c’est-à-dire une représentation imaginaire de la femme, qui à son tour devient objet de tentation de la part du désir masculin. Ève, une certaine image, sensuelle et idéalisée tout en étant diabolisée, de la féminité, prenant les noms les plus divers, Pandora, Balkis reine de Saba, Antinéa reine de l’Atlantide, Hérodiade, pour exprimer l’éternel féminin à travers les âges :
Je ne dis pas son nom, mais vous la connaissez
Le soleil brille moins que ses cheveux d’or fauve
Ses yeux ont la douceur des crépuscules mauves
Et verse dans mon cœur des rêves angoissés
Elle m’obsède, j’en suis fou
Mais le plaisir de la cruelle
C’est de m’avoir à ses genoux
J’en suis fou.
C’est le texte d’une chanson intitulée « Folie ». Elle date de 1921, et l’éternel féminin s’appelle alors, d’après les opéras de Massenet, Thaïs, Salomé ou Manon. Au XVIème , elle s’appelle la Reine de Saba, et saint Antoine reprend le rôle d’un roi Salomon de légende.
Ce sommeil de la raison, qui donne naissance aux monstres, on va le voir passer de l’univers onirique à l’univers réel, au temps où l’insécurité causée par la remise en cause des dogmes déclenche cette guerre des imaginaires religieux qu’on appelle «les guerres de religion ». Mais c’est à la fin du siècle. Auparavant il y a eu des efforts pour maîtriser les violences de la folie.
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Deuxième proposition : la Renaissance s’est efforcée de maîtriser les violences de la folie
Cet effort de maîtrise s’opère par plusieurs moyens :
1) L’établissement d’un répertoire des maladies mentales. La dénomination, selon une croyance d’époque, engendre une domination. Donner un nom, c’est asseoir son influence sur l’objet nommé, selon l’interprétation donnée au texte de la Genèse dans lequel Dieu donne à Adam le pouvoir de nommer. Le fait de dénommer reste donc partiellement dépendant d’une croyance, celle de dominer par le seul fait d’appellation
2) La recherche d’une explication par des raisons naturelles ou corporelles. On croit à cette époque à l’insertion des âmes dans les corps. La question est de savoir où et comment l’âme s’installe dans le corps. L’explication reste donc dépendante, là encore, de l’état de la croyance.
3) La recherche d’un statut juridique qui assure une sécurisation face aux exactions de la société et des familles. C’est la mise en tutelle ou en curatelle, notamment dans les milieux sociaux élevés.
L’établissement d’une nomenclature des « affections de l’âme »
L’adjectif masculin « fol » est attesté en français au XIIème siècle. Il vient du latin follis, qui désigne un soufflet (instrument pour attiser le feu), et par extension un vase ou une outre, récipients à gros ventres et vides. La folie se caractérisera par une enflure externe (son caractère spectaculaire ou théâtral) et son vide interne (sa déficience en fait de raisonnement).
Avec un complément, « fol de » ou « fou de » (ex. « folle de son corps », exclusivement employé pour les femmes, qui désigne la nymphomanie) renvoie à une passion exagérée pour un objet, un être ou une idée. Il désigne alors une énergie irrationnelle, non maîtrisée, mais au champ restreint. C’est une obsession, avec toute la violence et la ténacité qui s’y attachent.
Le mot de « folie » est donc un terme très général, aux contours flous et aux applications diverses, qui renvoie soit à une absence de logique, soit à un dérèglement de la logique, qui dans les deux cas entraînent des troubles du comportement. Il existe néanmoins quelques spécifications.
L’ « idiotie ». Le mot « idiote » (mot masculin) apparaît en français à la fin du XIIème siècle. Il vient du latin idiotus, qui lui-même vient du grec idiotès, qui signifie « personnel », « particulier » et désigne une appartenance propre. On pourrait le traduire par « autisme » si la psychiatrie moderne n’avait pas donné un sens spécifique à ce mot. Dans son sens banal, il signifie l’imbécillité.
L’idiotie a un équivalent latin : stultitia, qui a un contenu plus riche. Ou bien il signifie l’imbécillité, et renvoie à amens, amentia, ou bien il signifie celui qui déraisonne ou fait des bêtises (demens, dementia). Dans le premier cas, c’est le vide qui est désigné, dans le deuxième, c’est la vain. Le vide et le vain, c’est ainsi qu’on traduisait l’état chaotique de l’univers décrit dans le premier chapitre de la Genèse. La stultitia, c’est l’état embryonnaire des facultés mentales, le non formé, l’informe. C’est aussi une démonstration de vanité, une enflure qui ne contient que du vent.
L’ « innocence » c’est autre chose. In-nocens, c’est très exactement celui qui ne peut pas nuire aux autres, comme sont censés être les enfants. Les enfants martyrs de Bethléem sont appelés les « saints innocents ». La sainteté va donc se rattacher à l’innocence et faire d’eux des êtres antérieurs à l’état de péché. Celui qui ne peut pas nuire est aussi sans défense pour lui-même : il faut donc lui assurer une protection. Cette protection sera une sorte de sacralisation de son état : il est à la fois totem et tabou ; on n’a pas le droit de lui nuire, mais il est aussi en deçà de la conscience, donc du péché. C’est l’innocent du village. C’est aussi, à un autre degré de culture, l’ « idiot » au sens dostoievskien, comme l’est le Prince Muichkine, ou les « petits frères » les fraticelli, disciples de saint François d’Assise , qui feignaient l’idiotie par humilité. Ce statut d’ »innocence » qui autorise la liberté dans la parole, et assure une protection contre les exactions est aussi celui qui sera donné aux « fous » de cour, appelés aussi « bouffons », institution très en vogue au XVIème siècle.
Enfin, autre catégorisation,, le « fou furieux », ou furiosus. L’adjectif furiosus est dérivé de furor. Le furor signifie une mise en transe, un état second qui peut être positif ou négatif. Lorsqu’il est négatif, il correspond au grec mania qui est également traduit par insania (mauvais état de santé physique ou mentale). Lorsqu’il est positif, il renvoie à la possession de l’esprit humain par un dieu. Il y a au total quatre types de furores : deux sont apolliniennes, la « fureur » poétique et la prophétique, et renvoient à la lumière, et les deux autres, l’érotique, la fureur amoureuse, et la bachique, la fureur hallucinatoire ou belliqueuse, appartiennent à Dionysos, dieu dont l’arme principale et de provoquer toutes les ivresses jusqu’à la folie en déchaînant les forces obscures du psychisme.
Cette mise en catégories lexicales constitue une forme de maîtrise. Quant on peut nommer, c’est une voie ouverte à la connaissance. Quand on peut connaître, c’est une voie ouverte à une action thérapeutique. Le problème est que la dénomination n’ouvre pas la voie à la domination, mais n’a qu’une valeur sécuritaire. Elle n’ouvre pas la voie à la connaissance, mais à un imaginaire de la physiologie, et en conséquence la thérapie n’a pour support qu’une croyance, et une efficacité seulement liée à l’intensité qu’on met à y croire.
L’explication physique des dérangements mentaux
L’explication la plus souvent donnée des dérangements mentaux est d’ordre religieux : il s’agit d’une possession de l’esprit par un démon. L’explication est une punition céleste liée à l’individu ou au groupe social ou ethnique dont il fait partie. On peut donc, en guise de thérapie, pratiquer des actes pénitentiels, comme jeûnes, processions, prières C’est l’Église seule qui possède la thérapie et peut se faire médecin de l’âme : la thérapeutique, c’est l’exorcisme, qui n’a d’efficacité que s’il est opéré par un membre du clergé. Le prêtre exorciste est un médecin spécialiste des maladies de l’âme.
Parallèlement, on constate un effort pour expliquer les phénomènes liés à la folie par des raisons d’ordre naturel et corporel. Les références renvoient à la biologie et à la médecine antique, essentiellement à Aristote, Hippocrate et surtout Galien, médecin grec du deuxième siècle qui fut le médecin des empereurs romains.
La thérapie de la folie est soit d’ordre chirurgical. Il s’agit d’extraire un calcul, une lithiase, qui s’est formée dans le cerveau. C’est comme une intuition des tumeurs cérébrales. Elle peut être d’ordre purement humoral. Il s’agit alors de procéder à un rééquilibrage des humeurs corporelles, qui ont subi un dérèglement. La théorie des humeurs, qui est le fondement de la science du temps, est en réalité un imaginaire fondé sur les principes de symbolique numérale, d’analogie et de symétrie. La matière est composée de quatre éléments : deux sont légers, chauds, secs et masculins, c’est l’air et le feu, deux sont lourds, froids, humides et féminins, c’est l’eau et la terre. Dans la matière qui compose le corps humain, il y a quatre « humeurs » qui correspondent aux éléments matériels : la bile jaune correspond à l’air ; son excès donne des rêveries irréalistes ; le sang correspond au feu ; son excès donne des crises de colère ou de violence ; la lymphe correspond à l’eau, son excès donne l’inertie et l’imbécillité ; la bile noire correspond à la terre et donne la mauvaise humeur des mélancoliques et des atrabilaires. Le rééquilibrage des humeurs, s’opère par saignées, jeûnes et régimes diététiques, purgations et utilisation des vertus médicinales des plantes (comme l’hellébore, aux vertus purgatives, réputée pour le traitement des folies légères).
Les dérangements mentaux ne mettent pas seulement en cause les bases corporelles, qui n’en sont que le réceptacle, mais l’installation de l’âme dans le corps. On a affaire pour cette explication à un mélange de données aristotéliciennes et de platonisme christianisé. L’âme est une substance déclarée immatérielle et de nature divine, donc indestructible. Elle n’est pas composée des quatre éléments naturels, mais d’une « essence » de nature supérieure, appelée la « quintessence ». Lorsque se forme le corps matériel d’un enfant dans le corps de sa mère, né de l’union de la semence masculine, faite d’air et de feu, éléments masculins, et d’une semence féminine, faite de terre et d’eau, les quatre éléments sont transformés en humeurs corporelles ; au même instant, une âme est détachée du ciel pour venir habiter dans ce corps. L’âme traverse l’univers en subissant l’influence des astres en fonction de sa date de naissance. Au bout de quelques semaines l’âme arrive dans le corps : l’embryon devient alors un être humain. L’âme étant de nature divine ne peut que se diviser en trois, selon le principe trinitaire de la divinité. L’âme dite végétative s’installe dans le foie, l’âme dite sensitive dans le cœur, et l’âme dite rationnelle dans le cerveau.
Chacun de ces trois emplacements comporte un organe central et un réseau diffusant dans l’ensemble du corps. Le réseau hépatique est composé des veines, le réseau cardiaque constitué d’un ensemble d’artères, et le réseau cérébral d’un système nerveux. Les nerfs sont des tubulures où se logent des agents actifs (ancêtres des neurones). Ces agents sont de deux sortes. Certains sont fixes et transmettent le renseignement par contact, ce sont les « filets « ; d’autres sont mobiles et se déplacent rapidement pour réagir à l’information transmise ; ce sont les « esprits animaux », sorte d’agents de sécurité mobiles motorisés. L’explication des dérangements passe également par ce système : il y a des blocages circulatoires, qui affectent les « filets » qui ne transmettent pas ou transmettent, sous l’effet d’un déséquilibre humoral, des informations fausses. Les incidents peuvent venir des « esprits animaux » dont les embarras se traduisent par l’inertie ou le retard des réactions, ou par des réactions gesticulatoires, qui traduisent la souffrance, rendues stériles par déficience d’information.
On voit donc se mettre en place, de manière empirique et mal éclairée, des principes d’explication physique des troubles d’entendement ou de comportement. La permanence de la croyance en une âme, de nature transcendante et d’origine divine, que personne n’est censé mettre en cause, appelle évidemment d’autres formes d’explication. Les maladies de l’âme sont la conséquence d’une conduite peccamineuse dans l’utilisation qui est faite de ce don du ciel. Il n’y a pas de déficiences ou de troubles, il n’y a que des péchés. Rien de ce qui est de l’ordre de la nature ne peut remédier à cet état. Les deux théories vont donc coexister parallèlement, jusqu’à ce que la notion de psychisme supplante celle d’âme et que les capacités de la matière soient reconnues comme plus complexes qu’une simple mécanique liée au dosage des humeurs et aux déplacements des esprits animaux.
La mise en place d’une protection sociale et juridique des victimes de folie
Il existe un état de fait d’origine populaire concernant la protection des « innocents », déclarés non dangereux. Elle est liée à la croyance d’un don surnaturel laissé à ces rescapés du péché originel. Cette croyance durera très longtemps dans les milieux populaires, puisqu’on la retrouve dans l’Arlésienne d’Alphonse Daudet, mise en musique par Georges Bizet, avec un thème musical exprimé par un solo inattendu d’un instrument jusqu’alors non utilisé en musique classique, le saxophone. C’est un des avatars de l’idée de la « docte ignorance » devenue, dans l’ordre moral la « pure innocence »comme vestige résiduel d’un état antérieur à l’existence du péché originel. L’inviolabilité accordée à l’innocent se fait avec l’échange tacite qu’il restera « innocent ». Il peut néanmoins faire l’objet de quolibets de la part des enfants ou de condescendance ironique de la population. Sa situation reste ambiguë : il est à la fois une charge et un porte-bonheur. En tout cas, il a une place reconnue au sein d’un groupe, les gens du village ou du quartier, qui reste restreinte et bien circonscrite.
Il existe néanmoins des malades ou déficients mentaux rejetés par leur communauté, ou fugueurs. Quittant leur territoire de protection ou n’en ayant pas originellement, ils sont considérés comme vagabonds. Ils sont itinérants et vivent de mendicité. Ils se rassemblent parfois dans des communautés marginales, constituant des « cours des miracles ». Ils sont, lors de circonstances exceptionnelles, neutralisés et installés en des lieux laissés vacants, comme les lazarets, en raison de la diminution de la lèpre., ou dans des lieux d’accueil de la part d’organismes de charité. Ils partagent leur vie avec des délinquants ou des prostituées, et sont parfois rassemblés et éloignés loin des centres urbains lorsqu’il y a une visite royale ou lorsqu’ils fomentent des désordres publics.
Dans les familles d’un niveau moyen ou supérieur, l’indigence intellectuelle ou les troubles du comportement peuvent donner lieu à une mise sous tutelle. Cette décision est prise en conseil familial, avec l’assistance d’un conseiller juridique. La présence d’un médecin n’est pas obligatoire. Deux cas particulièrement connus de mise en tutelle, au XVIème siècle, concernent la cour d’Espagne : il s’agit de Jeanne, reine de Castille mère de Charles-Quint, qui vécut sous surveillance au cours des deux dernières années de sa vie. Le second cas concerne le fils du roi d’Espagne Philippe II, Don Carlos, dont l’histoire a été mythifiée par Schiller et par Verdi, qui en font le défenseur des libertés contre le tyran. Il semble bien que Don Carlos avait de sérieux troubles psychiques, qui ont entraîné sa mise à l’écart du trône et sa neutralisation dans la vie de cour. L’idée qu’il ait été séquestré comme un prisonnier politique est l’invention d’auteurs hostiles à l’Espagne.
Parler d’une maîtrise générale de la folie sous la Renaissance n’est pas le mot exact. Il s’agit plutôt d’un accommodement à l’amiable. La folie ne fait pas peur lorsqu’elle est douce : on l’apprivoise par des mesures de recevabilité. Lorsqu’elle est dangereuse, on cherche des moyens pour la neutraliser. Toutefois cet état de relative sérénité va se dégrader lors des affrontements religieux, qui sont, dans la partie occidentale de l’Europe du moins, sur les territoires du catholicisme une des particularités marquantes du siècle.
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Troisième proposition et conclusion : l’échec final de l’harmonie renaissante
Lorsque la fureur de Margot l’Enragée remplace le sourire de la Joconde, lorsque le clair-obscur très dosé et pondéré de mélange d’ombre et de lumière, le sfumato que l’on trouve chez Vinci, cède la place au luminisme, aux contrastes très violents d’ombre et de lumière, comme on en trouve chez le Caravage, lorsque ce premier siècle des Lumières devient le siècle des Illuminés, tout change. La folie change de fonction et devient invective et violence dirigée. Son explication, qui avait connu un début d’enracinement sur des causes naturelles et corporelles, puise à nouveau sa source à la surnature, notamment au monde souterrain, les inferi antiques deviennent à nouveau l’inferno où règne le Diable, comme principe de négation, de destruction et d’erreur. Néanmoins la remise en cause d’une certaine forme de rationalité devenue désuète permet le nouveau départ d’une rationalité féconde qui aboutit à Descartes comme à Galilée, à la méthode comme à l’expérimentation.
La folie comme agent de la fureur idéologique : dissidence et folie
Les deux camps qui s’opposent essaient d’abord de le faire par voie de débat : ce sont les discours, les manifestes, les propositions de Réforme. Cette voie se révèle bientôt inefficace. On passe au combat : combats de fait, le fer et le feu à la main, et combats de paroles dont la base, comme dans toutes les histoires de guerre depuis l’Iliade, est l’invective. Les Protestants vont chercher leurs projectiles dans les textes sacrés : monstres de la Bible, Behemoth et Leviathan, le Serpent assimilé au démon et surtout l’Antéchrist, cette puissance diabolique qui se cache sous les oripeaux d’une religion dévoyée, selon une interprétation très spéciale d’un texte du Livre de Daniel, qu’ils appliquent à la Papauté.
Les pamphlétaires catholiques utilisent la thématique de la folie. Le raisonnement est simple et clair : nous sommes du côté de Dieu, donc de la raison et de la vérité ; tout ce qui s’oppose à nous ne peut être que malice (ruse du Diable) ou folie (aveuglement humain). Le plus talentueux de ces pamphlétaires est l’opposant le plus connu à Luther : Thomas Murner (1475-1537). Ce moine franciscain avait d’abord été un compagnon de lutte de Luther. Il avait ensuite changé d’avis et s’était retourné contre lui. Le principe général est celui de l’identification de la dissidence religieuse à la folie, en considérant que tout acte de résistance ou de déviation s’explique par un dérèglement de l’esprit. Un certain nombre d’ouvrages se suivent sur le thème de la folie. C’est L’exorcisme des fous (1512), qui a une portée encore générale. Il s’inspire de la Nef des fous, mais s’en prend à des adversaires mieux déterminés stigmatisés avec plus de violence. Le Camp des fous (1519) est en rapport plus direct avec l’actualité, ce qui lui vaut la censure à Strasbourg. Il publie l’ouvrage à Bâle. Le Grand fou luthérien (1522) décrit l’hérésie comme un grand corps malade qui donne naissance à une multitude de diablotins. Luther en devient le chef et offre au Chat (jeu de mots sur le nom de Murner) sa fille ( l’Église luthérienne) qui se livre à des turpitudes et qu’il répudie. La satire est très violente et s’autorise toutes les invectives en raison de son choix religieux, qui est le bon, et fait des adversaires de Dieu, ceux de la raison et de la vérité. Cet exemple ne fait que marquer les débuts d’une littérature polémique très violente, où l’argument de la folie sert de dérivatif au refus de reconnaître une justification aux Réformes.
La folie comme arme au service des « forces du mal »: folie et sorcellerie
L’idée que Satan recrute ses agents parmi des hommes, et surtout parmi les femmes, après un pacte signé avec eux, n’est pas nouvelle, mais elle est ravivée par une série d’ouvrages qu’on pourrait appeler « les arrêts pour méditation du pèlerinage vers l’enfer », ou encore « le complexe de Faust », dont la légende s’élabore au cours du siècle.
Le premier ouvrage marquant est l’œuvre de deux Dominicains, membres des tribunaux d’Inquisition, Kramer (dit Institor) et Sprenger. Il s’intitule Malleus Maleficarum, le Marteau des faiseuses de maléfices ». Les sorcières sont accusées d’utiliser les trois sources mises à la disposition des ennemis de Dieu : la magie sous sa forme naturelle (les philtres et les onguents à effets dévastateurs, qui rendent fous ou bloquent les fonctions physiologiques), la magie sous sa forme cérémonielle ( les gestes et les formulations secrètes qui entraînent inhibitions et paralysies) et la magie sous sa forme spirituelle ( alliance passée avec les esprits du mal). Ces assertions, confortées par les titres de ces experts, engendrent des vagues dénonciatrices de prétendus jeteurs de sorts. L’époque de la Renaissance reste, dans la partie éclairée de la société, insensible à ces croyances, qui émergent au milieu des guerres de religion, et se poursuivent au XVIIème siècle sur les frontières qui séparent les États et les groupes catholiques et protestants. Mais on n’est plus au temps de la Renaissance, mais à celui des Réformes et Contre-Réforme et de l’âge baroque. Le mouvement s’étiole après un dernier sursaut, l’affaire des poisons au temps de Louis XIV. Un décret, pris à l’initiative de Colbert, rend irrecevables les accusations de sorcellerie.
Tout au long de cette période, il y a eu des réactions à ces croyances et à leurs applications pénales. Parmi les opposants, on trouve le médecin Johann Wier (Jean Wier), qui retourne l’accusation de sorcellerie ou plus exactement de folie sur les juges. Ce sont eux qui sont victimes d’un délire de persécution qui entretient leur manie de poursuites. Angoissés par l’invasion fantasmatique des agents du Diable dans la vie sociale, ils voient partout des menaces et réagissent par un délire de dénonciation des forces du mal, à tort et à travers, et une exigence de purification de la société, des esprits et des mœurs. C’est très exactement ce que l’époque moderne appellera, avec un sens politique, « chasse aux sorcières ». Cette attitude est le résultat d’une angoisse de disparition face à des « envahisseurs » imaginaires, qui entraîne une stratégie de la terreur au nom d’un idéal de pureté qui doit être obtenu par élimination des parties infectées de la société. Tel est le point de vue très lucide de ce médecin. Pour Montaigne, qui se réfère à sa propre expérience, les sorciers, comme également les faiseurs de miracles, sont victimes d’une maladie de l’ego. Ce sont de petites gens en mal de reconnaissance ; ils veulent se faire reconnaître en faisant parler d’eux. Il vaudrait mieux soigner leur maladie « par l’hellébore plutôt que par la cigüe » pour éviter la contagion de leurs fausses croyances auprès d’esprits mal éclairés.
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Lorsque Goya parle des monstres naissant du sommeil de la raison, il leur reconnaît un rôle positif, celui d’alimenter l’imaginaire par lequel se font les œuvres d’art. Ce caractère positif ne se maintient que si on les maîtrise en restreignant leur puissance dans leur statut d’auxiliaires de la création, de moteurs créatifs de ce qui demeure une fiction. Si l’on entre dans le jeu de l’imaginaire sans exercice de sa raison critique, sans retenue, sans limite, on aboutit à une confusion des catégories qui ne fait plus la séparation du fictif et du réel, ou du moins de ce qu’on admet raisonnablement pour tel. Cette confusion est le tremplin de la plupart des folies. Le XVIème siècle, en son temps et dans son état de connaissance scientifique, a cultivé ces deux aspects, positif et négatif, du sommeil de la raison et a engendré, selon le cas, de l’art ou de la monstruosité.
[1]« El sueño de la razon produce monstruos », Los Caprichos (1799), n° 43
[2]Diderot, Pensées philosophiques
[3]Baudelaire, Les Fleurs du mal, Edgar Poe, Les aventures d’Arthur Gordon Pim, Une descente dans le Maelström
[4]Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, (thèse, Paris), Paris, Plon, 1961